Entre le Sénégal et le Mali, les économies sont intégrées. Fort de cela, le transport et la manutention sur le corridor Dakar-Bamako sont aujourd’hui asphyxiés par des attaques jihadistes. Le volume des transits est à la baisse, obligeant certains acteurs à recourir à une reconversion temporaire, en attendant une sortie de crise.
La crise sécuritaire au Mali a eu ses effets au Sénégal. Au parking des gros porteurs de Mbao, communément appelé le “garage malien”, le silence est de mise. Les personnes rencontrées sur les lieux se prélassent à l’ombre, de manière éparse, mais toujours autour de la théière. De visu, les activités semblent tourner au ralenti ; cependant, personne ne souhaite s’exprimer sur le sujet. Le mot d’ordre reflète la situation délicate qui touche l’économie sur le corridor Dakar-Bamako. De part et d’autre de la frontière, de nombreuses carrières de routiers se trouvent ainsi menacées. La route menant au parking des gros porteurs de l’axe Dakar-Bamako est libre.
La fréquence de passage de ces mastodontes de l’asphalte a fini par cabosser la chaussée pourtant assez récente. Mais en ce jour pourtant ouvrable, la voie habituellement embouteillée est presque vide. Les camions sont moins nombreux que d’habitude. Ce ralentissement des activités est attribué à la crise sécuritaire au Mali. En effet, le pays est, depuis un moment, touché par un blocus opéré par le groupe armé Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (Jnim). Atmosphère calme Le Mali, pays limitrophe du Sénégal, fait face à une pénurie de carburant qui asphyxie son économie. Le rapport avec le “Garage malien” de Grand Mbao vient du fait que le Sénégal fait partie des pays par lesquels transite l’approvisionnement du Mali en hydrocarbures. Le parking des gros porteurs de Mbao est donc un lieu incontournable qui participe à faire tourner l’économie malienne. Cependant, il n’affiche pas foule, en tout cas, pas comme d’habitude. En effet, ce lieu est connu pour ses gros embouteillages qui impactent la circulation sur la route nationale 1, sur le circuit Mbao–Zac Mbao. Mais aujourd’hui, l’axe routier est libéré, de même que le bas-côté. L’atmosphère est presque morose au parking des gros porteurs. Aucun des individus rencontrés ne souhaite évoquer le sujet, fortement lié aux tensions entre le gouvernement malien et le groupe Jnim. De la terre rouge qui avait fini par imposer sa couleur aux murs des environs, aucune poussière n’émane aujourd’hui. Le calme, à la limite de la tristesse, fait repenser aux épisodes de routiers sénégalais pris en embuscade en septembre dernier, puis relâchés par des membres de groupes armés alors qu’ils étaient en route pour Bamako.
Cet événement encore vif dans les consciences a été déploré par Alfousseni Traoré, chauffeur routier malien. Il dénonce les agissements de ces groupes armés qui, selon lui, infligent de grosses pertes à l’économie malienne. « Vous savez, un véhicule qu’on brûle, c’est une fortune qui part en fumée ; nous faisons face à une situation intenable. Le plus dangereux dans cette affaire, c’est que ces véhicules contiennent du carburant et, là, c’est la catastrophe, car des vies humaines peuvent être perdues dans l’incendie. D’ailleurs, il y a des personnes qui ont perdu la vie dans cette situation-là. Ce sont des pertes incommensurables, car on perd des vies humaines, du matériel et du carburant pour le ravitaillement du pays », déplore Alfousseni, la voix tremblotante au bout du fil. Il estime que le danger est permanent sur les routes.
« Nous sommes exposés. En somme, les difficultés sont nombreuses et variées, surtout si l’on y ajoute les rackets dont nous faisons l’objet sur les routes. Moi qui vous parle, je travaille dans le secteur privé ; en clair, je travaille pour mon propre compte. Des difficultés, il y en a donc, et nous faisons face tous les jours à cette situation d’insécurité », regrette le transporteur. Mais au-delà des chauffeurs maliens, les événements en cours touchent aussi bien les routiers sénégalais. Certains ne sont plus jamais retournés au Mali, tandis que d’autres restent très sceptiques. La quarantaine, Pape Abass Gueye est convoyeur de bétail. Il ne compte plus le nombre de fois qu’il a fait le trajet Dakar–Bamako. Toutes ses activités tournent autour du corridor Dakar–Bamako. Éleveur à ses heures perdues, Abass s’est fait une notoriété à Mbao.
En effet, au-delà de ses activités de transporteur, Abass ramène des bovins et des caprins du Mali dans le cadre de ses activités parallèles à des fins de commercialisation. Mais depuis septembre dernier, il est gagné par une crainte à l’idée de retourner au Mali. Assis à l’ombre de son camion, il découpe un tas de cartons pour nourrir son petit cheptel. À propos de la reprise de ses activités, il estime que le risque est beaucoup trop élevé. En effet, il n’est pas retourné au Mali depuis le mois d’août pour des raisons sécuritaires.
« Le corridor n’est plus ce qu’il était. Nous avons peur. Depuis le début de la crise, j’ai beaucoup hésité à y aller, même si, par moments, j’ai été obligé, car il faut tout de même nourrir la famille. Mais depuis que des compatriotes sénégalais ont été kidnappés, je n’y suis plus retourné », raconte Abass, la mort dans l’âme. Stress et désarroi Depuis un peu plus de trois mois, il vit un calvaire au quotidien du fait d’une chute drastique de ses revenus. Il explique que, parfois, il est contraint de vendre quelques sujets de son cheptel pour subvenir aux besoins de sa famille.
D’autres routiers sénégalais vivent le même cauchemar au quotidien. Massaer Diouf est dans la même situation. Mais pour lui, le traumatisme est encore plus dévorant, car il a vécu l’attaque d’un groupe armé alors qu’il tentait de revenir au Sénégal. Pour lui, un retour au Mali est tout simplement inimaginable. Le film de sa rencontre avec les éléments présumés du Jnim est encore vif dans sa mémoire. « Mon apprenti et moi avons été interpellés en pleine brousse par des individus armés alors que nous quittions Bamako pour rejoindre Dakar. Notre camion a été immobilisé et nos ravisseurs nous ont tout pris. Absolument tout.
Le plus dramatique, c’est que l’action est survenue alors que nous étions à court de carburant et sans argent pour en acheter — encore fallait-il savoir où en trouver, tellement c’est devenu une denrée rare », se souvient Massaer Diouf, la mort dans l’âme. Sa rencontre avec les éléments présumés du Jnim lui a coûté toutes ses économies et son téléphone portable. Après une attente d’une semaine, il a pu revenir à Dakar avec son camion, sain et sauf, grâce à des Marocains qui ont bien voulu lui céder quelques litres de carburant. Pour sa part, sa décision est irrévocable : « Jamais je ne retournerai au Mali », affirme-t-il, avec toute la fermeté qui sied.
Des routiers envisagent une reconversion
Face au ralentissement des activités routières sur le corridor Dakar–Bamako, Pape Abass Gueye et Massaer Diouf n’ont d’autre choix que d’envisager une reconversion, exigée par le contexte. Les deux n’en peuvent plus d’attendre que la situation se tasse. Pape Abass Gueye prévoit de retourner dans le circuit interurbain qu’il avait quitté pour intégrer l’axe Dakar–Bamako. Aujourd’hui, il se retrouve face à son destin, à la recherche d’un travail plus sûr. « Je suis en train de chercher des opportunités pour revenir dans le circuit classique. La situation au Mali est incertaine et je ne saurais patienter davantage », souffle-t-il, comme un aveu d’impuissance. « Même une place pour transporter du personnel à l’intérieur de Dakar me conviendrait », ajoute-t-il. Même son de cloche chez Massaer Diouf. Lui non plus n’envisage pas de retourner au Mali. « Je ne dépasserai plus Moussala (Kédougou). Ce que j’ai vu au-delà de nos frontières ne me rassure pas. Par conséquent, j’ai renoncé à y aller, même si le manque à gagner est très important. Cependant, je ne souhaite pas m’exposer de la sorte pour gagner ma vie. Le jeu n’en vaut pas la chandelle », affirme-t-il. Les deux amis sont formels : ils estiment que le corridor Dakar–Bamako n’est plus sûr. Ils préfèrent avoir la vie sauve plutôt que de risquer de la perdre dans un contexte sécuritaire fragile.
Assane FALL (texte) – Ndeye Seyni SAMB (photo)

