Les difficultés de la vie vous serrent la gorge, et vous voilà tenté de faire la manche ? Inutile de vous encombrer d’une vieille ordonnance froissée, gonflée d’humidité comme du papier mâché, ou de vous poster aux arrêts de bus dans l’espoir d’attendrir un passant pressé : ces méthodes sont dépassées.
Ne vous postez pas non plus au coin d’une rue, guettant un passant solitaire à qui vous raconteriez la sempiternelle histoire de l’oncle introuvable, du voyage raté et de l’impérieuse nécessité de rentrer au diable vauvert grâce à quelques pièces arrachées à la compassion. Cette mise en scène est usée jusqu’à la corde : plus personne n’y croit. Quant aux carrefours, autrefois, royaume des quêteurs espérant un geste charitable des automobilistes, oubliez-les. Ceux qui, jadis, entrouvraient volontiers une vitre pour déposer une pièce s’enferment aujourd’hui dans une indifférence polie. Le temps est passé, emportant avec lui les élans spontanés de générosité. Reste alors l’idée d’attendre devant un distributeur automatique de billets ? N’y pensez pas. Là encore, la ruse est éventée : elle irrite, exaspère et suscite davantage de méfiance que de pitié. Vous risqueriez d’y passer la journée, immobile, pour rentrer les mains vides.
Alors, que faire ? La nouvelle astuce en vogue consiste à se faire passer pour un faux agent d’entretien, avec un accoutrement bien étudié. Pour maximiser vos chances de remplir votre besace de quelques pièces, il faut respecter la panoplie : une chasuble voyante, de préférence vert fluo ; des gants noirs ; un balai ; un masque ou un foulard pour cacher le nez ; et, si possible, des lunettes noires. Une fois déguisé, placez-vous sur un rond-point très fréquenté et mimez un balayage distrait, en vous donnant des airs d’agent de la Sonaged ou d’un service municipal. Dès que le trafic ralentit, lâchez la phrase rituelle, presque incantatoire : « Grand bayi fi ndieugou ndokh bokk » (une pièce, s’il vous plaît, pour acheter de l’eau). La mendicité, au Sénégal, ne cesse de se réinventer. À chaque époque, ses ruses, ses trouvailles, ses masques. Cette métamorphose permanente frôle parfois l’imposture. De solides hommes et femmes, parfaitement valides, s’y adonnent avec l’ardeur de comédiens en pleine représentation.
Leur présence étouffe les voix douces des talibés, dont les « Larabiranane » berçaient autrefois les matinées et rythmaient les repas de midi. Aujourd’hui, ce chant s’efface, recouvert par le vacarme des stratagèmes. Comme ces femmes voilées qui longent les grandes routes et portent toujours un enfant en bas âge pour attendrir les cœurs les plus endurcis. Le phénomène prend de l’ampleur. Il devient difficile de distinguer le véritable nécessiteux du virtuose de la mise en scène. La frontière, déjà fragile, s’est dissoute sous les pas de ceux qui cherchent le gain facile. Conséquence : un doute insidieux s’installe dans l’esprit des donateurs. On hésite, on retient sa main, on détourne le regard. Les tricheurs ont réussi à inoculer en nous le virus du soupçon.
Pourtant, au fond, demeure le désir sincère d’accomplir ce geste simple, presque sacré, qui consiste à aider celui qui souffre. On voudrait vraiment faire l’aumône. Mais comment distinguer le miséreux sincère du comédien en gilet fluo ? Vendredi dernier, lors de son passage à l’Assemblée nationale, le Premier ministre, évoquant les opérations de déguerpissement, a brièvement demandé au ministre de l’Intérieur de s’intéresser aussi à la mendicité dans la rue. Tous les régimes successifs ont tenté de s’attaquer à ce fléau, mais leurs actions se sont le plus souvent limitées au retrait des enfants de la rue et des talibés.
Or, aujourd’hui, ceux qui s’y adonnent le plus sont les adultes, plus que les enfants issus des écoles coraniques. Toute action qui ne tient pas compte de ce fait est vouée à l’échec. Il ne s’agit pas, comme dans le célèbre roman d’Aminata Sow Fall « La grève des bàttu », de ramasser tous les mendiants pour les parquer hors des grandes villes et de notre vue, mais plutôt de réglementer ce phénomène afin d’éviter que chaque coin de rue ne se transforme en haut lieu de mendicité.
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