Abdourahmane Diop est ingénieur en génie civil et ingénieur géotechnicien diplômé de l’Ecole polytechnique de Thiès (EPT) et l’Ecole centrale de Paris mais aussi de l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées de Paris. Dans cet entretien, le Directeur Général de GEOMAT INGENIERIE est revenu sur les causes des désordres notés dans le domaine de la construction et les solutions.
Pour le président de l’amicale des diplômés de l’EPT (ADEPT) et PCA de ce prestigieux établissement, la création d’un ordre des ingénieurs du Sénégal est une étape incontournable pour apporter des solutions pragmatiques aux problèmes dans le secteur de la construction, notamment ceux liés à l’effondrement des bâtiments.
Comment voyez-vous le domaine de la construction au Sénégal ?
Il est vrai que quand on parle du secteur de la construction à l’heure actuelle, on pense surtout aux problèmes auxquels sont confrontés les entreprises de construction avec la raréfaction des projets due à la situation économique du pays. Mais il est quand même opportun de préciser qu’il est vrai que les années 2024 et 2025 ont été très difficiles pour les acteurs du secteur, en partie à cause de la période post-électorale avec l’installation de nouveaux dirigeants.
En effet, comme souvent dans nos pays, un nouveau régime qui arrive prend toujours du temps à faire l’état des lieux des finances publiques avant de poursuivre certains projets en cours ou commencer à dérouler de nouveaux projets.
Malheureusement, pendant ce temps-là, les entreprises souffrent par manque d’activité et de non paiement de la dette intérieure. Toutefois, il serait superficiel de restreindre la justification de la situation actuelle du secteur à ce contexte.
En effet, durant les années précédentes, nous avons assisté à la construction de beaucoup d’infrastructures au Sénégal, mais dont la réalisation a été faite en dehors du secteur privé national. Et les plus chanceux parmi les entreprises sénégalaises sont celles qui étaient des sous-traitants à des niveaux très bas, donc avec des chiffres d’affaires et des rentabilités réduites. Puis est arrivée le contexte post-électoral qui a continué à enfoncer les entreprises qui étaient déjà dans une situation économique extrêmement précaire.
Bien entendu, le Sénégal est par excellence le pays de la Téranga et restera toujours aux partenariats internationaux d’autant plus que les entreprises sénégalaises elles-mêmes s’exportent énormément. Mais il s’agit plutôt d’associer prioritairement les entreprises sénégalaises dans la mise en œuvre du projet de transformation de notre pays afin de garantir une endogénéisation de notre économie.
C’est d’ailleurs pourquoi, nous avons grand espoir que les autorités actuelles éviteront de répéter les erreurs du passé et accorderont au secteur privé national une place de choix dans la construction du pays.
J’ai eu la chance de beaucoup voyager et participer à la réalisation de plusieurs grands projets en Afrique. Et je peux vous assurer que les entreprises sénégalaises sont sérieuses, compétentes et ont beaucoup contribué à la construction des plus grandes infrastructures en Afrique subsaharienne. La principale raison est que nos autorités ont très tôt compris l’importance du capital humain et ont investi dans la formation. Le Sénégal est l’un des premiers pays à se doter d’écoles d’ingénieurs comme l’EPT, l’ESP de Dakar, l’IST, L’IPSL de l’UGB, qui forment des ingénieurs dans tous les secteurs d’activités.
Alors, en tant qu’expert du secteur, comment expliquez-vous la récurrence des désordres rencontrés sur les bâtiments en cours de construction ou en cours d’exploitation ?
Les causes peuvent être de plusieurs ordres. Les premières raisons peuvent être un déficit d’études préalables ou de mauvaise mise en œuvre ou de détournement d’objectif dans l’exploitation. En effet, l’acte de construire doit répondre à un phasage. La première étape, c’est la conception, les études pour dimensionner le bâtiment et adapter ses fondations au sol sur lequel il est ancré, à son environnement, à sa destination, à son poids et au charges auxquelles il doit faire face pendant toute sa durée de vie (Etudes architecturales, Etudes de sol, Etudes béton armé et lots techniques, etc…). La deuxième étape, c’est ce que le commun des mortels voit, la réalisation sur le terrain. Pendant cette phase d’exécution, il faudra impérativement une mission de contrôle et de vérification par des tierces parties afin de s’assurer de la conformité de ce qui est entrain d’être réalisé avec l’étude et la conception. Et la troisième étape, c’est l’exploitation.
Malheureusement, nous constatons, souvent, que les études sont court-circuités ou mal faites parce que les maîtres d’ouvrage, surtout privés, ne veulent pas y dépenser alors qu’elles représentent à peine quelques millions pour une construction qui peut atteindre des milliards de F CFA. Et pourtant, les études permettent non seulement de garantir la stabilité et la durabilité des constructions, mais aussi d’optimiser les coûts de construction en préconisant les solutions techniques optimales.
L’autre cause possible porte sur le défaut de qualité des matériaux utilisés (fer, du gravier, du sable, du ciment, étanchéité, peinture, etc) ou de leur mise en oeuvre. En effet, les matériaux, leur dosage et leur mise en œuvre doivent répondre à des exigences qui permettent d’atteindre les objectifs de résistance ou de qualité fixés dans les études.
Le manque de qualification ou de professionnalisme de la part des personnes impliquées dans les différentes étapes de construction peut aussi être une des causes des désordres.
En phase exploitation, un mauvais entretien ou un détournement d’objectif d’utilisation peut aussi causer des désordres prématurés sur le bâtiment. En effet, lorsque vous concevez un bâtiment à usage d’usine, de commerce, de bureaux, les hypothèses que vous prenez en compte et les poids que vous mettez sur le bâtiment ne sont pas les mêmes que quand vous construisez une habitation.
Deux autres causes fréquentes en phase exploitation concernent :
le défaut d’étanchéité des toilettes et terrasses qui entraîne des effondrements de dalles ou planchers.
Une mauvaise prise en compte de la mitoyenneté lors de la construction d’immeuble avec sous-sol en milieu fortement urbanisé. En effet, avec la pression foncière et la verticalisation du bâti, nous assistons à l’érection de plus en plus d’immeubles avec plusieurs niveaux de sous-sols dans des zones comme le Plateau, Point E, Fann résidence, Almadies, etc… Seulement, excaver un ou plusieurs niveaux de sous-sols sur un terrain mitoyen à un bâtiment existant, sans prendre les dispositions de conception et de réalisation de soutènement / protection des fondations des bâtiments existants mitoyens, entraîne la mise à nu des fondations de ce dernier, donc sa déstabilisation et même son effondrement.
Quelles sont les solutions que vous préconisez face à ces désordres ?
Les méthodes pour arriver à fournir un produit ou service de qualité durable sont les mêmes quels que soient les secteurs d’activité (journalisme, restauration, construction, etc).
Elles passent toutes par :
le respect des codes, normes, règlements et procédures en vigueur dans le domaine,
l’utilisation de matériels et équipements adéquats et fiables,
l’utilisation de matériaux et ingrédients de qualité dans des proportions équilibrées
le recours systématique a des spécialistes à chaque étape de la conception et de la réalisation des produit ou service.
Et tout ce que je viens de citer doit être rappelé et consigné dans des termes de références, des cahiers de charges, des normes, des textes législatifs comme des lois, des décrets, des textes réglementaires, des arrêtés.
Le Sénégal a l’un des codes de la construction et de l’urbanisme les mieux élaborés en Afrique. J’ai eu l’honneur d’être membre du comité de rédaction des lois et décrets du nouveau code de la construction en 2022 et d’avoir été président du comité technique en charge de la rédaction des textes réglementaires de ce nouveau code en 2023 et 2024.
La veille à l’application effective de ces textes est de la responsabilité régalienne de l’Etat qui s’est doté, à ces fins, de structures publiques comme l’Association Sénégalaise de Normalisation, le Laboratoire National de Référence des BTP, l’Inspection Générale des Bâtiments, la DSCOS, etc…
Mais force est de constater que ces structures ne disposent pas de suffisamment de moyens humains, matériels et techniques pour assurer cette importante mission sur tout le territoire national.
Et c’est là tout le sens de la délégation d’une partie de cette responsabilité par l’Etat à des ordres.
Vous ne pouvez pas ouvrir une pharmacie ou un cabinet médical si vous ne respectez pas les exigences préalables parce que avant l’intervention du ministère de la santé, vous ferez face à l’opposition de l’ordre des pharmaciens ou des médecins qui, beaucoup plus que l’Etat, veillent au respect strict des lois et règlements dans leur secteur.
Malgré la notoriété internationale des ingénieurs sénégalais et des entreprises sénégalaises dans le secteur de l’ingénierie en Afrique, notre pays est l’une des rares nations à ne être dotée d’un ordre des ingénieurs. Et pourtant nos textes (lois, décrets, règlements intérieurs) sont écrits et mis à jour régulièrement depuis des décennies.
L’ADEPT, dés sa création en 1978 par la 1ére promotion des de l’EPT s’était fixé comme objectif principal la création de l’ordre des ingénieurs du Sénégal (OIS). Et depuis, en plus de tout ce qui a été fait dans ce sens avec les autres diplômés des écoles d’ingénieurs sœurs, l’ADEPT a participé, sur ces 10 dernières années, à plusieurs réunions à la commission de l’UEMOA pour à l’harmonisation des textes régissant l’exercice de la profession d’ingénieur et d’ingénieur-conseil du secteur des Bâtiments et Travaux-Publics et des Travaux Particuliers dans les Etats membres de l’UEMOA, à la libre circulation et à l’établissement des ingénieurs et ingénieurs-conseils du secteur des bâtiments et travaux-publics. Donc aujourd’hui, le Sénégal est en non-conformité avec les directives de l’UEMOA en matière de réglementaire du secteur de la construction des bâtiments et infrastructures. Et d’ailleurs cette situation commence à porter préjudice à la compétitivité des entreprises et confréres sénégalais qui n’arrivent plus à exporter leurs services ou exercer leur métier dans certains pays de la zone UEMOA ou CEDAO parce que n’étant affiliés à aucun ordre de l’espace communautaire.
Et le retard dans la mise en place de l’ordre est exclusivement dû à un manque de volonté politique de la part des différents régimes et ministres en charge des infrastructures (qui porte l’ancrage institutionnel de l’OIS) qui sont succédés. En tant que mandataire auprès des autorités pour la mise en place de l’OIS, j’ai adressé 4 courriers aux différents ministres en charge des infrastructures des autorités actuelles sans recevoir même un accusé de réception. Et pendant ce temps, le laisser-aller s’installe durablement dans le secteur, les bâtiments continuent de s’effondrer et nous constatons, à répétition, le défilé des autorités après chaque drame avec des pertes en vie humaine sur les lieux des effondrements et les plateaux de télé sans aucune amélioration.
Nous avons entendu et pris note des instructions de son Excellence le Président de la République lors du conseil des ministres du 14 mai dernier suite à l’effondrement de l’immeuble à Ngor et lui manifestons notre disponibilité et notre engagement à contribuer à donner corps à sa détermination à apporter des solutions durables à ce fléau.
Et la mise en place de cet ordre des ingénieurs du Sénégal sera un déclic et un signal fort des nouvelles autorités dans leur engagement actif à apporter des solutions concrètes et durables à ce fléau qui nous cause tant de pertes depuis des décennies. En effet par la mise en place de cet ordre, l’Etat, en plus de regrouper dans une seule structure tous les ministères concernés par l’acte de construire (enseignement, formation, urbanisme, environnement, infrastructures, santé, etc..), la société civile, les associations consuméristes, mettra les acteurs privés devant leurs responsabilités en leur délégant la mission régalienne du secteur.
Propos recueillis par Arame NDIAYE