Alioune Badara Bèye est écrivain dramaturge. Il a présidé durant six ans la fédération internationale des écrivains de langue française (Fidelf) avant d’être porté depuis quelques années à la tête l’Association des écrivains du Sénégal. Il est aussi le président du conseil d’administration du Théâtre national Daniel Sorano et membre du Haut Conseil de l’Audiovisuel. Dans cet entretien Alioune, Badara Bèye explique la portée de la journée internationale de l’écrivain africain célébrée tous les ans depuis 1992, mais il aussi revient sur toutes les activités menées par l’association des écrivains du Sénégal, impliquée dans de nombreuses activités de développement de l’écriture, de l’édition…
– Depuis combien de temps célèbre-t-on la journée internationale de l’écrivain africain ? Quelle est sa particularité?
ALIOUNE BADARA BEYE : » Cette journée est célébrée depuis une dizaine d’années. C’était en 1992 que l’Oua avait décidé de se pencher chaque année sur le sort des écrivains. Un sort assez différent quand même de celui des écrivains européens. Parce que tout simplement lié à leurs conditions d’existence. Et, qu’ils vivent dans des pays pas économiquement forts. C’est aussi sur proposition de l’association panafricaine des écrivains qui a son siège à Accra, que l’Oua se penche davantage sur le sort des écrivains africains. Au niveau du Sénégal, la journée a atteint maintenant une très grande dimension. Comme vous savez l’année dernière, c’est le Chef de l’Etat qui était là. Il avait inauguré à cette occasion la Rue des écrivains et avait visité à cette occasion la maison des écrivains. Il avait aussi lancé l’idée d’une maison d’édition africaine, etc. À l’instar de nos frères africains, cela se passe partout, en Algérie, au Togo et un peu partout. Les associations d’écrivains africains sont donc entrain de célébrer cette journée de l’écrivain africain. Au Sénégal, l’année dernière, Amadou Cissé Dia était le parrain de la journée. Et pour cette édition, c’est Le Président Senghor. Il faut dire que ce sont deux aînés qui ont beaucoup apporté à la littérature sénégalaise dans son ensemble. Ce sont vraiment les pères de notre littérature. Cissé Dia, l’année dernière, a été célébrée, parce que justement c’est le père du théâtre historique sénégalais. Sa première pièce en 1936 ! De 1936 à maintenant, voyez combien de temps cela fait. Cette année, nous avons choisi le Président Senghor comme parrain. Nous estimons que Senghor est l’écrivain le plus célèbre et qui a le plus apporté à la littérature africaine. C’est aussi lui qui a créé l’association des écrivains du Sénégal, c’est lui qui est son Président honoraire. Nous avons tous appris à ses côtés. Donc, nous lui devons beaucoup. Et cette année nous tenons à le célébrer. «
– Justement comment jugez-vous le niveau et la qualité de l’écriture littéraire des années précédentes par rapport à maintenant ?
A.B. BEYE : « Je peux dire honnêtement qu’il y a beaucoup de progrès. J’entends les gens dire que le niveau de la littérature a baissé. Le niveau n’a pas baissé. Ce sont les thèmes qui ont changé. C’est vrai qu’au temps des Cissé Dia, des Senghor, des Ousmane Socé Diop et autres, les thèmes, c’étaient plutôt la lutte contre la colonisation, la quête de l’identité, etc. Bon, maintenant, trente ans, quarante ans après l’indépendance, les thèmes ont véritablement changé. Et l’on assiste à une nouvelle littérature ; à une nouvelle floraison de talents. Ce que peut dire, nous nous sommes la génération intermédiaire. Nous venons après les Ousmane Sembene et autres. Parce que dans la catégorie des Senghor, Sembene représente un grand monument de la littérature. Il est parmi les auteurs les plus traduits dans le monde. Nous avons aussi appris beaucoup à ses côtés. Ensuite il y a eu notre génération, celle des Aminata Sow Fall et autres. Nous avons eu beaucoup de difficultés à nous imposer. Mais, par la force des choses nous sommes parvenus par avoir notre droit de cité. On peut citer le cas de Aminata, de Mariama Bâ et d’autres écrivains de cette génération qui ont beaucoup apporté. Mais, il faut reconnaître dans le domaine de la poésie et du théâtre, c’était plus difficile. Parce que quand on vient après quelqu’un comme Senghor, c’est assez difficile. Mais, cette génération a fini quand même par s’imposer. Dans le domaine du Théâtre, venir après les Cissé Dia, Thierno Bâ, Abdou Anta Kâ, et d’autres dramaturges de grande renommée, c’est difficile. Le cercle était restreint. Mais, il y a eu une génération comme Marouba Fall, Bilal Fall, Sada Weindé Ndiaye, Grand Prix du Président de la République, Mbaye Gana Kébé, qui est l’un des écrivains sénégalais les plus productifs et d’autres encore. Et, maintenant il y a la toute nouvelle génération actuelle d’écrivains sénégalais. Je pense que c’est la génération la plus talentueuse sur le plan des idées, sur le plan de la rénovation. Je pense à Sokhna Benga, à Fama Diagne Séne, à Seydi Sow, eux tous Grands Prix du Président de la République pour les Lettres, à Thierry Akpo, à Louis Camara qui est l’une valeurs sûres entre deux générations charnières. Donc, moi, je ne me fais pas de soucis pour la relève parce que je sais que ces écrivains vont beaucoup apporter pour notre littérature et innover. Parce que si vous voyez leurs thèmes, ils sont tout à fait intéressants. C’est sur la pauvreté, la folie, la sorcellerie, etc. C’est une génération qui vient après la nôtre, celle de Mamadou Traoré Diop, Amadou Lamine Sall, El Hadj Momar Samb, etc. Ce sont des générations qui se succèdent. Elles ont des préoccupations parfois différentes compte tenu du contexte. Mais, ce que les lie, c’est la littérature. Et là, ,je ne me fais pas de soucis pour la nouvelle génération quant à la relève. Parce qu’ils sont sur la bonne voie. »
– Mais, on note quand même une baisse du taux de l’édition entre les époques…
A.B. BEYE : « Moi, j’ai toujours dit que l’édition se porte mal au Sénégal. Parce que jusqu’à présent, il n’y a pas de politique nette, claire et définie sur l’édition sénégalaise. Il y a eu des volontés, c’est là où je rends hommage au Président Senghor qui a eu une idée de mettre sur pied une maison d’édition africaine, au Sénégal particulièrement, les NEAS en 1974. L’éclatement des NEAS quelques années après, par tout simplement un micro nationalisme véhiculé par tel ou tel état, etc, a fait que les NEAS n’avaient plus la possibilité d’éditer, de respecter la forte demande. Les écrivains à force d’attendre se sont découragés et la plupart d’entre se sont tournés vers l’Europe ou ont créé leurs maisons d’édition. C’est le cas au Sénégal aujourd’hui… Pourquoi ? Parce que les écrivains ne se retrouvent pas dans la politique éditoriale qui reste à définir carrément. Je pense et je peux, il y a la volonté de l’état sénégalais. Le Président a exprimé cette volonté d’aider l’édition. De même nous avons aussi la chance d’avoir un Ministre de la Culture qui est un écrivain et qui connaît les difficultés de l’édition. Il faut trouver la solution. Parce que sortir moins de dix livres par années dans un pays de dix millions d’habitants, c’est une catastrophe. L’édition est un projet de souveraineté. C’est comme une monnaie nationale, comme une compagnie aérienne. Ça permet à un pays de se distinguer de l’autre, de s’imposer sur le plan culturel. Parce que quand les idées circulent c’est toute une nation qui est intéressée. Mais, quand les idées sont fermées, bloquées, cela se ressent dans le pays. C’est pour cela qu’il faut aider édition. »
– Celui qui parle d’édition parle forcément d’écrivains et de lecteurs. Comment expliquez-vous le manque de goût pour la lecture aujourd’hui dans les écoles ?
A.B. BEYE : « D’abord, je pense qu’il y a une responsabilité au niveau de l’éducation. Je trouve que les auteurs sénégalais ne plus assez enseignés dans les écoles. Nous n’apprenons pas assez nos auteurs. Je crois qu’il faut nécessairement une réforme dans ce sens. Que les ouvrages qui ont été publiés soient dans les écoles primaires, secondaires, universitaires, etc. Deuxièmement, il faut une politique d’incitation à la lecture. Il faut créer les conditions de lecture. C’est intéresser la jeunesse d’abord. Il y a un travail qui est en train d’être fait par les auteurs. C’est ce que fait Fama Diagne Séne qui a travaillé sur une anthologie de jeunes auteurs de moins de quinze ans qui appris à écrire ici à la maison des écrivains. Ils sont quatorze ou quinze auteurs. C’est ce qu’a fait Fatou Ndiaye Sow à travers une anthologie consacrée aux jeunes. Elle est aussi en train de préparer une caravane de lecture avec ces jeunes auteurs qui vont circuler dans les régions et apprendre. En dehors de ça, je pense qu’au niveau étatique il faut une politique d’incitation et de facilitation de la lecture. Parce que le livre coûte cher au Sénégal et quelque soient la détaxation de quelques produits dans la fabrication du livre, il faut que l’Etat détaxe encore tous les produits de l’édition. Ce qui fait que le coût du livre va baisser. Ensuite, il y a maintenant les politiques d’incitation à la lecture. Parce que le livre c’est comme la naissance d’un enfant, je pense qu’il faut beaucoup à faire au niveau des médiats, à la télévision, etc. Et, je crois qu’il y a beaucoup de choses à faire dans ce domaine. Au niveau de l’association des écrivains, nous avons des efforts considérables. Nous avons compris qu’il n’y a pas d’écrivain sans livre. C’est comme ça que nous avons monté des cercles littéraires des jeunes qui se réunissent ici chaque mois et qui apprennent à écrire le théâtre, la nouvelle, les contes, etc. Et dans le domaine pratique nous avons publié une anthologie des auteurs de moins de vingt-cinq ans. C’était plus de six cents jeunes qui avaient participé mais nous avons retenu une quarantaine pour l’édition de ce livre en France. Nous avons publié une anthologie sur les mines anti-personnel avec la participation de jeunes. Tout récemment nous avons fait, sous la demande de PEN International, une anthologie représentative de la poésie sénégalaise qui regroupe quatre générations. Du vieux Moustapha Wade le plus âgé, jusqu’à Aminata Ciré Dia qui a douze ans. Dans cette anthologie, nous avons assisté à la révélation de romanciers qui ont produit d’excellents poèmes. Il y a eu Fama Diagne Séne, Thierry Akpo, Sada Weindé, Seydi Sow, Nafissatou Dia Diouf qui est la révélation de cette année, et d’autres encore. Nous ne sommes pas des éditeurs, mais nous avons la chance d’avoir des éditeurs dans l’association. Ce qui fait qu’elle peut impulser. Et nous avons signé une convention avec une maison d’édition italienne qui, dès 2003, va reprendre en italien et en français toute la production que nous nous proposons. Eux, ils s’occuperont de la diffusion européenne et nous nous occuperons de la diffusion du côté sénégalais. Nous, nous disons que nous avons une oreille attentive. Parce que le Ministre de la Culture a envoyé ici quelques-uns de ses Conseillers et durant toute une journée nous avons déblayé sur le problème de l’édition. Et, à l’issue de cette réunion, il a été décidé de la création d’un Fonds d’aide à l’édition. Le Ministre a saisi le Président de la République dans ce sens. Nous attendons. Nous avons aussi obtenu du Programme de soutien aux initiatives culturelles (PSIC) qu’il intervienne dans le domaine de l’édition. Ce qu’il ne faisait pas auparavant. Le PSIC a appuyé l’édition d’un répertoire de tous les écrivains du Sénégal ».
– Et quels sont les combats de l’AES sur le plan international ?
A.B. BEYE : « Vous savez j’ai été pendant six ans le président de la fédération internationale des écrivains de langues française (Fidelf). J’ai été le premier Africain à être porté à la tête de cette institution basée à Montréal et qui regroupe vingt mille écrivains. C’est la francophonie des lettres. Maintenant j’en suis le président honoraire. Au niveau de la Fidelf la formule des anthologies était privilégiée et nous avons alors aidé à la publication de deux anthologies de poèmes et de contes francophones. Nous avons aussi publié un dictionnaire du français pluriel… Actuellement nous avons Mamadou Traoré Diop qui est vice-président de la Fidelf et qui est responsable de la zone Afrique. Les écrivains africains sont les parmi les premiers africains à adhérer au PEN International, la plus vieille association mondiale de poètes, d’écrivains et de nouvellistes basé à Londres. Le PEN Internationale a une vocation humaniste, littéraire, et qui fait beaucoup pour la protection des écrivains, des critiques, des journalistes et des critiques d’art. La section sénégalaise que je préside a été créée depuis 1965 par Ousmane Socé Diop, Senghor, Cissé Dia… Le PEN International nous a par exemple saisi sur le cas d’un écrivain béninois inquiété dans son pays et venu se réfugier au Sénégal. Et nous œuvrons pour qu’il soit bien protégé ici. Et au cas où sa sécurité n’serait plus assurée ici qu’il serait exilé dans un pays européen. Dans le domaine africain, il y a l’association panafricaine des écrivains, dont Mamadou Traoré Diop est le secrétaire général adjoint. Cette association organise des rencontres et des colloques et surtout maintenant aider à l’édition africaine. Voilà don en gros ce que nous faisons sur le plan international ».
Entretien réalisé et publié dans le Soleil, en mai 2004
Propos recueillis par Omar DIOUF