Qu’il s’agisse des relations sexuelles, de la politique ou du vivre-ensemble, force est de constater que les films africains et de la diaspora présentés au 78e Festival de Cannes (13-24 mai) mettent les points sur les « i ».
Les femmes d’abord, avec le dernier film d’Hafsia Herzi. Depuis son premier rôle au cinéma dans La Graine et le Mulet du Tunisien Abdellatif Kechiche en 2007, la Marseillaise d’origine algéro-tunisienne a mené une remarquable carrière d’actrice, marquée par son engagement tant physique qu’affectif. Elle est passée à la réalisation avec Tu mérites un amour, présenté à la Semaine de la Critique en 2019. Elle avait osé se mettre en scène dans la complexité et les contradictions de ses méandres amoureux. Avec La Petite dernière, présenté cette fois en compétition officielle, elle campe l’éveil amoureux d’une jeune Arabe qui se découvre davantage attirée par les femmes. Le film aborde un sujet délicat, sinon tabou, et le replace dans la quête d’amour. Émouvant, il le fait avec autant de délicatesse que de détermination.
L’homosexualité est illégale dans de nombreux pays, un crime passible d’emprisonnement dans 33 des 55 pays africains. Et pourtant, si c’est un sujet que le cinéma mondial aborde largement — et peu à peu aussi les cinémas d’Afrique — c’est qu’il touche à la différence, donc aux relations avec « ce qui n’est pas moi ». Car habiter le monde, comme le rappelle Felwine Sarr, c’est habiter avec tous ceux qui le peuplent. Le Sud-Africain Oliver Hermanus n’est pas un inconnu à Cannes. Beauty, présenté à la section officielle Un Certain Regard en 2011, avait remporté la Queer Palm. Ses autres films ont été projetés à Locarno ou à Venise, et son sixième long métrage est en compétition officielle à Cannes. Le titre est équivoque : The History of Silence, alors que c’est un film sur la musique ! Ici encore, une relation homosexuelle entre les deux héros, interprétés par des célébrités : l’Irlandais Paul Mescal et le Britannique Josh O’Connor.
L’Égypte en questions
Cette sensualité conditionne une appréhension nouvelle des ballades populaires en voie d’extinction, qu’ils récoltent dans des régions reculées des États-Unis. Nous sommes en 1919, et les deux compères les enregistrent sur des cylindres en cire. Pour eux, la musique n’est pas seulement des sons, mais aussi des couleurs, ou dans la nature. Ici encore, beaucoup de délicatesse, une façon d’exprimer les sensations autrement que par les mots. Comme dans son impressionnant remake de Vivre de Kurosawa en 2022, Hermanus trouve dans un style classique, bourré de fulgurances, la subtilité nécessaire pour nous faire ressentir la beauté d’êtres qui luttent contre l’oubli. Avec La Vie après Siham, dont nous avons loué l’originalité (cf. Le Soleil n° 16489 du mercredi 21 mai), deux autres films égyptiens étaient en sélection officielle. En compétition, Les Aigles de la République, du réalisateur Tarik Saleh — né en Suède d’un père égyptien — revient après avoir connu le succès international avec Le Caire confidentiel (2017) et un prix du scénario à Cannes pour La Conspiration du Caire en 2022. Perçu comme critiquant la police égyptienne, il a été interdit de séjour, et son équipe déclarée « indésirable » dans le pays trois jours avant le tournage du premier film de sa « trilogie du Caire ». Il a dû le réaliser au Maroc, et s’est rabattu sur la Turquie pour les deux suivants. Les Aigles, qui fait référence au drapeau égyptien, ce sont les autorités. Elles sollicitent l’acteur le plus adulé du pays pour tenir le rôle du président actuel, Abdel Fattah al-Sissi, dans une hagiographie qu’il ne peut refuser, car son fils est menacé. Un film dans le film, donc, tandis que le régime est directement dénoncé comme tyrannique, corrompu et violent. De facture hollywoodienne avec de gros moyens, le film est habilement construit autour de cet acteur dragueur pour éviter tout discours militant.
Joyeuse diversité
Très différent mais non moins accusateur, Aïsha ne peut pas s’envoler de Morad Mostafa porte sur le mépris et les préjugés envers les immigrés noirs à travers le parcours d’une jeune femme placée comme aide à domicile chez des personnes âgées, comme tant d’autres en Égypte. Sous-payée, esclave à qui on ne dit jamais merci, elle est également supposée répondre à leurs besoins sexuels. Pour ne pas être expulsée de son logement, elle s’acoquine avec des truands qui vont voler les vieux. Cette situation, provoquée par les imaginaires racistes, est traitée de façon onirique dans le film, jusqu’à des images difficilement soutenables mais très évocatrices. L’affrontement entre les gangs arabes et africains du quartier complète cet édifiant tableau dans un film plastiquement très fort, à même de déclencher des débats. On le sait, les Africains font les sales boulots un peu partout dans le monde, mais leurs enfants s’intègrent et revendiquent leur place à égalité dans la société d’accueil, tout en conservant les richesses de leurs origines.
Cette joyeuse diversité est célébrée dans de nombreux films, comme le très drôle mais aussi touchant Mon frère de Lise Akoka et Romane Guéret, présenté hors compétition. Un centre d’animation de quartier déboule en colonie de vacances dans un camping et fait l’ambiance ! Y compris dans la salle Debussy du festival (1 000 places), où les proches des acteurs de ce film choral étaient nombreux à le soutenir. Même chose, d’ailleurs, à la projection de Les Filles désir de Princia Car, où la majorité des spectateurs étaient venus des quartiers Nord de Marseille. Ici aussi, un centre d’animation de quartier spontané, où une jeune femme revient après sept ans de tapin et vient tout bouleverser. Ce genre de films, rythmés par l’inépuisable logorrhée des jeunes de banlieue, met en scène quelques aventures individuelles, mais c’est le collectif qui domine, car il structure ce groupe éclaté.
Des acteurs se sont imposés, comme l’inénarrable Ramzy Bedia, né à Paris de parents algériens. Dans Classe moyenne, une comédie d’Antony Cordier présentée à la Quinzaine des cinéastes, il est le gardien de la riche résidence de vacances d’un couple qui ne mesure ni son mépris ni sa condescendance, à travers ses actes et ses expressions. Le petit ami de leur fille est joué par Sami Outalbali, star montante du cinéma français d’origine marocaine : apprenti avocat, il tentera de régler les différends, à ses risques et périls. C’est drôle, mais l’humour est un tragique vu de dos…
Cette joyeuse diversité remet en cause une société qui se replie dans sa peur de l’Autre. Les 24 marches du tapis rouge du Palais des Festivals représentent les 24 images par seconde du cinéma. Douze suffiraient pour l’image, mais il en faut 24 pour le son. Plus large, la douzième marche permet de se retourner pour une pause photo à mi-chemin. Cette fameuse montée des marches fait partie de l’immuable rituel cannois, qui inscrit le cinéma comme célébration de l’unité d’une société — et même d’un monde — dans sa diversité. L’Afrique y taille peu à peu sa place, et bouscule les conservatismes, réalisant le vieux rêve de Paulin Soumanou Vieyra : une harmonie des cultures dans leurs différences.
Par Olivier Barlet