Conseiller spécial à la présidence, directeur artistique, commissaire de l’exposition Première Ligne, Abdou Karim Ndoye, 44 ans, incarne cette génération d’artistes qui ont fait de la photographie un outil d’engagement. Portrait d’un homme discret, œil affûté et posture sereine, qui a réussi à mettre en lumière un mouvement longtemps tenu dans l’ombre.
D’abord, il y a le regard. Fixe, lent, habilement détourné du tumulte. Puis le corps : taille moyenne, dos droit, gestuelle sobre, mains posées sur les genoux. Le teint est noir profond, le sourire calme, toujours en coin. Abdou Karim Ndoye, artiste-photographe, ne cherche pas la lumière. Il la travaille. Il la dompte. Il la met en scène. À 44 ans, l’enfant de Rufisque est devenu l’un des artisans silencieux de l’iconographie politique contemporaine au Sénégal. L’œil dans le viseur, les pieds ancrés dans le réel, le conseiller spécial à la présidence a su cadrer la colère, choisir l’angle de l’engagement, ajuster la mise au point sur un peuple en marche. Rencontré au Musée des Civilisations noires, à l’occasion de son exposition Première Ligne, Karim se montre d’un calme désarmant. Quand il parle, il ne s’épanche pas. Il réfléchit. Il cherche les mots comme on cherche la bonne lumière. Ni trop crue, ni trop plate. Son nom apparaît rarement en haut de l’affiche. Pourtant, il est l’homme qui a façonné l’esthétique du parti Pastef et conçu, en 2018, la couverture du livre «Solutions» d’Ousmane Sonko. Une image sobre, tendue, où chaque choix chromatique, chaque typographie, semble dire : la rupture est une discipline. Il conçoit ensuite l’intégralité des visuels de la campagne Sonko Président en 2019, puis en 2024. « Le design politique, ce n’est pas faire joli. C’est donner forme à une idée. Faire sentir une vision, même sans les mots », dit-il, en paraverbal. Son style se reconnaît immédiatement : arrière-plans neutres, lumière naturelle, postures assumées. Pas de filtre. Pas d’effet. Juste l’essentiel. Les portraits qu’il signe sont d’une rare tension. Dans son exposition «Première Ligne», on y sent la fatigue, le feu, l’espoir. Des visages de luttes. Des corps debout. Comme dans les photos de Dorothea Lange, Walker Evans ou Malick Sidibé, il s’agit moins de fixer l’instant que de capturer une vérité sociale. Il photographie le tumulte en silence. À l’instar d’un James Nachtwey dans les zones de guerre, il cherche la vérité, pas la spectacularisation.
Le style Ndoye, l’élégance de la rupture
Turbulent mais ambitieux durant son adolescence, rien pourtant n’indiquait ce destin. Abdou Karim Ndoye voulait être architecte. Ou ingénieur en génie civil. Il rêvait de plans, de structures, de volumes. Mais on l’oriente en série littéraire après son Bfem. « Ça ne m’intéressait pas. J’ai arrêté », confie-t-il. Puis viennent les cours de comptabilité. Trois mois. Abandon. Une école de maintenance. Un an. Même verdict. « Mes parents ne comprenaient pas. » Fatou Fall, sa mère, confirme : « Un jour, j’ai été déçue quand il m’a avoué ne pas avoir passé un examen pour une formation en informatique. Personne ne savait ce qu’il voulait faire finalement. » Abdou répond : « Certes, je ne savais pas ce que je voulais, mais je savais au moins ce que je ne voulais pas », philosophe l’artiste, tout sourire. En réalité, il rêvait de métiers d’avenir. Le seul hic : il ne savait pas encore lesquels.
Finalement il opte pour les arts graphiques quelques années plus tard. Il fait carrière en tant que graphiste à l’agence Mc Cann Erickson durant 5 ans, puis à l’agence Caractère durant 7 ans. En 2017, l’affaire Khalifa Sall agit comme un déclencheur : « J’ai ressenti de l’acharnement. Je me suis dit que ce pays étouffait les voix dissidentes. Que personne n’avait plus le droit de s’opposer. »
Alors, c’est là qu’il découvre Ousmane Sonko. Ses interventions à l’Assemblée nationale l’impressionnent. « Il était percutant. On n’avait pas l’habitude », se remémore-t-il. Une conversation avec un ami de l’équipe de Khalifa Sall va tout faire basculer. « Je lui ai dit qu’il nous fallait un opposant crédible. Je pensais au président Sonko. Mais il était mal photographié, surtout concernant ses images publiées sur les réseaux sociaux », note le directeur artistique.
« Il fallait bien que quelqu’un garde la trace »
Porté par l’amour de son pays, Karim n’a jamais hésité à se rendre utile, notamment en mettant ses talents d’infographe autodidacte au service des autres. « Il avait commencé une formation en infographie, mais il a fini par l’arrêter après la première année : il n’en avait plus besoin. Il était déjà en avance sur le programme », confie sa mère, un brin admirative.
Ainsi, il devient rapidement la tête pensante des visuels officiels du Pastef. « J’ai toujours pensé que l’image peut ouvrir des possibles. Elle peut choquer, apaiser, rassembler. C’est un langage universel », dit-il. Il entre dans l’équipe en 2018, impose la rigueur, crée une charte graphique et met en place une discipline visuelle. Désormais, plus question de publier n’importe quelle photo ou d’utiliser n’importe quelle couleur. Il faut une ligne. Et, depuis avril 2025, il est commissaire de l’exposition Première Ligne, au Musée des Civilisations noires. Une galerie en clair-obscur du combat mené de 2014 à 2024.
De la naissance du Pastef à la victoire du fils de Ndiaganiao en tant que président de la République, le parcours y est retracé en images, de façon chronologique, de la révolte du 3 mars 2021 à l’arrivée au pouvoir. « Il fallait garder les traces. Documenter ce que d’autres voulaient effacer », glisse-t-il, gai comme un pinson. Au sein du Musée, Première Ligne s’ouvre comme un sas de mémoire. Des cimaises noires courent le long des murs, absorbant la lumière pour mieux la restituer sur les tirages grand format. Chaque photographie est encadrée avec sobriété : aucun éclat superflu, juste la netteté brute des instants volés à l’histoire. On y entre comme on entrerait dans un sanctuaire. Le silence, feutré, est seulement troublé par le froissement discret des pas des visiteurs.
Une esthétique de la transmission
À travers ses cadres, Ndoye réunit les générations, rassemble les voix éparses et donne au tumulte une narration. Chaque image est pensée comme un témoin. Lumière rasante, cadrages dynamiques, plans serrés. Une mémoire par les visages. Les corps jeunes y sont omniprésents. Regards durs, gestes décisifs, visages fendus d’espoir. « Cette exposition est un acte de mémoire. Mais aussi d’avertissement. Ceux qui tiennent aujourd’hui le pouvoir doivent s’en souvenir. Ils n’ont pas le droit à l’échec. Trop de sacrifices ont été consentis », explique-t-il, optimiste.
Pour les jeunes, le photographe espère transmettre autre chose : le courage, la patience, la générosité, des valeurs à apprendre. « Sonko a su faire place à Diomaye. Très généreux. Il faut parfois savoir reculer pour faire avancer l’idée. » Et puis, une leçon ultime : « Tout est possible. Diomaye est passé de la prison à la présidence en dix jours. Donc il faut croire en ses rêves, se battre pour ses convictions. » Oui. Il faut le dire. Si ça, ce n’est pas une mise au point de l’Histoire…
Mais au-delà de l’image, il y a l’homme. Résilient, droit, enraciné. « À Rufisque, je l’ai vu à l’œuvre bien avant le Pastef. Il portait déjà le combat pour l’environnement, pour la dignité urbaine. Il fait partie des précurseurs du Setal suñu réew », confie Dieynaba Wone, conseillère spéciale du président de la République. Et d’ajouter : « Karim est un roc. Modèle de constance. Il ne cède ni à l’échec ni au doute. Il incarne cette force tranquille qui rend les victoires possibles. » Sa mère, Fatou Fall, corrobore : « Karim est une belle âme. À Rufisque, il mobilisait les jeunes autour d’actions de reboisement, convaincu que chaque arbre planté était un geste d’espoir. Certains, intrigués par son influence grandissante, pensaient qu’il convoitait le fauteuil de maire. En réalité, il n’en était rien. Il agissait simplement dans un domaine qui le passionnait profondément. »
Par Adama NDIAYE