Il a vécu ce que vivent les roses, mais sa voix dans la musique sénégalaise est immarcescible. Abdoulaye Mboup reste un monument qu’on ne commente pas, mais qu’on contemple. Ce virtuose du mot juste, de la note correcte et dépositaire du patrimoine national, s’est dressé comme une figure de proue qui a inspiré des générations de musiciens. Il s’éteignait le 23 juin 1975, laissant derrière lui, dans le silence de sa voix interrompue, un demi-siècle d’échos toujours vivants. Cinquante ans plus tard, ses mots hantent encore les interstices du récit national.
Il n’aura vécu que quelque 37 années. Mais, son ombre plane toujours, 50 ans après, sur ce qu’il conviendrait d’appeler la musique sénégalaise. Il est des êtres éclairés, qui, comme une bourrasque, secouent, puis passent comme un éclair fugace que le vent éteint. Abdoulaye Mboup dit Laye est de ces êtres. Sa courte de vie est la preuve que l’intemporalité d’une œuvre n’est pas tributaire de la longévité de son métronome. Ainsi, Laye a dressé l’œuvre de sa vie avant de rejoindre les verts pâturages. Il est sans l’ombre d’un doute l’un des architectes sonores qui ont arrangé, pour ainsi dire, le plan béton armé de la musique sénégalaise. Être maître et mentor de Thione Seck et de Pape Djiby Ba veut tout dire. « De l’art, il avait, en effet, une passion native, un amour qu’il élevait presque au rang d’un culte et des relations humaines, un sens aigu, sous-tendu par une aptitude toute naturelle ». Ainsi parlait Alioune Sène, ministre de la Culture de l’époque, dans son hommage posthume. Cependant, on ne se retourne pas toujours sur les hommes qui parlent bas.
Le monde préfère ceux qui forcent la note, qui avancent en fanfare, qui décorent leurs silences pour mieux les vendre. Laye Mboup ne faisait rien de tout cela. Il parlait peu. Il chantait droit. Et c’est précisément ce qui, des années après sa mort, continue de le faire entendre et qui fait écrire à Djib Diedhiou, dans « Le Soleil » du mercredi 25 juin 1975, n° 1551, p. 1, que « Laye Mboup n’est jamais tombé dans la flagornerie. Il voulait, au contraire, apporter sa contribution à la construction de la nation sénégalaise. Certaines de ses chansons exhortaient ses compatriotes à l’action utile ou conseillaient le retour aux sources ». Ce chanteur et prêcheur serait né le 27 février 1937 à Dakar. Jean-Pierre Leurs, artiste-comédien au Sorano à cette époque, dans son hommage, situe sa date de naissance au 27 juin 1937. « Il est mort, alors que dans trois jours, le 27 juin 1975, il allait fêter ses 38 ans », avait-il mentionné. Laye vient d’un lignage ancien, celui des Guewels, griots wolofs, détenteurs d’une parole vivante, liée au sol, au sang et surtout à la mémoire. On ne naît pas Guewel pour devenir musicien.
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On l’est parce qu’on est chargé de porter ce que les autres oublient. D’ailleurs, sa mère Seyni Ndiaye était cantatrice, chanteuse de « Ndiam » (chant populaire qui accompagne les séances de tatouage). Laye apprend le chant comme on apprend à marcher, lentement, avec gravité. Dans les écoles coraniques d’abord, où le rythme n’est pas celui des tambours, mais celui du souffle sacré. Son père El Hadji Mboup, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, l’avait astreint dans cette voie d’érudition islamique. Puis auprès de maîtres traditionnels, gardiens de la voix comme d’un territoire.
Au début, étaient le « simb » et le fanal…
« Laye Mboup a commencé son éducation musicale dans des activités ludiques comme le « simb » (jeu du faux lion) et le fanal, entre autres manifestations populaires. Il a évolué au début de sa carrière sous le mentorat de Badara Mbaye Kaba, une des figures emblématiques de la scène culturelle sénégalaise des années 1950 et 1960 », renseigne Ibrahima Wane, Professeur de littérature orale africaine. Pas de partition. Pas de micro. Rien que la voix, nue, et l’obligation de dire juste. Il apprend à chanter comme on apprend à se taire, avec discipline. Il aurait pu s’en éloigner. Il le fait. Menuiser métallique, un temps. Le monde des mains tachées du métal et du travail honnête. Une vie droite, sans théâtre. Mais quelque chose, en lui, résiste. Le chant revient obstinément. Pas le goût de la scène, il n’a jamais été un homme de spectacle, mais le besoin intérieur de parler le monde dans sa langue. Il revient au chant, non comme on revient à l’art, mais comme on revient à sa place. Il entre au Théâtre National Daniel Sorano. Il entame sa carrière de chanteur en 1966. Son premier succès reste le trop émouvant « Guédji ngala rir ». Sorano, il y apprendra le poids du répertoire, la rigueur de la scène, le corps dressé derrière chaque note. Là, on représente une nation en devenir.
Puis viennent les orchestres modernes : Rio Orchestra, Star Band de Dakar. La modernité ne le trouble pas. Il y entre sans se perdre. Il observe, écoute, attend. Il prend ce qu’il peut honorer. Et puis, au bon moment, il s’installe dans ce qui deviendra sa maison : l’Orchestra Baobab. Le groupe mêle les rythmes afro-cubains, les harmonies latines, les mélodies sénégalaises, les guitares électriques aux tambours anciens. Dakar, à cette époque, est un carrefour. Les nuits sont longues, les scènes bouillonnent, la jeunesse cherche ses sons. Laye Mboup oriente l’ensemble. Il devient cette voix qui ne déborde jamais. Une justesse de ton qui ne s’efface pas, même dans le tumulte. Il chante Sunu gaal, Bouna Ndiaye, Ndongo daara, Aynina Fall, Nijaay, Jirim, Lamine Gueye, Jaraaf, Lat Dior, etc. Pr Ibrahima souligne en ce sens que : « Abdoulaye Mboup se distinguait à cette période par une enviable polyvalence. Il avait la particularité de se mouvoir dans plusieurs courants musicaux. Selon les contextes, il pouvait se produire avec sa troupe folklorique, avec l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano ou avec l’orchestre Baobab. Cette présence plurielle fait de Laye Mboup l’une des voix les plus populaires de la musique sénégalaise ».
Chansons d’amour, d’héritage, de justice, il chante en wolof, dans une langue pleine, tenue, sans mollesse ni concession. Une langue portée à bout de souffle, sans filtre. Sa voix est habitée. Elle vient réveiller un lieu enfoui, ce point de conscience qu’aucune technologie ne remplacera. Laye Mboup n’était pas moderne. Il n’était pas ancien non plus. Il était juste. Il cherchait la vérité sonore. Un équilibre fragile entre ce qui doit être dit et ce qui peut l’être. Il formera beaucoup de chanteurs, devenus légendaires. Parmi eux, Thione Seck qui raconte qu’un jour à la Médina, Laye Mboup, vêtu d’un ample boubou et chaussé de ses babouches, s’était lancé à sa poursuite, parce qu’il venait de le surprendre en train de fumer en cachette. Une scène à la fois tendre et redoutable, où l’aîné, tel un père offensé, corrigeait d’un regard courroucé les écarts de jeunesse.
Et puis, la route. Le 23 juin 1975. Une voiture, un taxi, un silence soudain. Trente-sept ans. À peine le temps de construire une œuvre. Mais suffisamment pour faire naître une trace qui, elle, ne disparaît pas. On pourrait dire qu’il est mort jeune. Mais on pourrait aussi dire qu’il a tout dit. On lui rend hommage, bien sûr. Son nom revient dans les interviews des anciens. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est qu’il continue d’habiter les musiciens qui refusent le faux. Ceux qui savent qu’on peut aller loin sans élever la voix. Qu’il existe une noblesse dans la retenue, une puissance dans le refus de l’excès. Il est une forme d’héritage invisible. Un souvenir sans pierre. Une voix dans la voix des autres.
Quelques semaines avant de s’effacer du monde, Laye Mboup, habité d’une étrange lucidité, déclara à Thione Seck qu’il serait son héritier, le dépositaire de sa flamme. Lui, disait-il, avait accompli son temps, des mots lourds de présage, lancés comme une dernière révérence au destin, par un homme qui semblait déjà marcher à rebours de la vie. Il est parti, enseveli avec ses dernières créations qu’il n’a pas données à son public. Il s’agit de celle dédiée à El Hadj Malamine Ngom et de l’autre sur le Parc Niokolo Koba. La triste chanson, Jirim, sortira d’outre-tombe. Abdoulaye Mboup est de ces artistes qu’on n’oublie pas, même quand on croit ne plus les entendre. Il ne laisse pas des refrains. Il laisse une manière d’être. Il laisse une ligne droite dans un monde courbé. Il laisse une preuve que la vérité, dans le chant comme ailleurs, ne se crie pas, mais elle se tient. Elle se tient là, sans vaciller.
Et c’est cette façon d’exister, simple, intransigeante, silencieuse qui finit, toujours, par parler le plus fort. Devant le Théâtre Daniel Sorano, ce sanctuaire de l’art dramatique où Laye Mboup avait fait ses premiers pas en 1966, un hommage empreint d’émotion lui a été rendu. Son cercueil, exposé devant une foule dense et recueillie, semblait dialoguer une dernière fois avec les murs de ce lieu qui avait abrité une part essentielle de sa vie. Dans le silence vibrant de la mémoire, plusieurs figures officielles étaient présentes : Alioune Sène, ministre de la Culture, Ibrahima Dem, attaché de presse à la Présidence de la République, Tidiane Daly Ndiaye, conseiller à la Primature, ainsi que Maurice Sonar Senghor et Eddje Diop, compagnons de route, amis sincères, plus que de simples administrateurs. Tous, la voix nouée, ont témoigné de leur douleur et de leur fidélité, comme pour sceller une dernière fois, sous les voûtes de Sorano, l’amitié et l’admiration vouées à ce bâtisseur de légende.
Amadou KEBE