Lauréat du Prix du Chef de l’État au 12e Salon national des arts visuels, Balla Ndao présente une œuvre saisissante et visionnaire. Intitulée « Bët bu set ci jant bu fenk », sa sculpture murale explore les potentialités du regard à l’ère du numérique, mêlant artisanat et technologie dans une fresque optique à la fois poétique et engagée.
D’abord, il y a le regard. Puis encore le regard. Et toujours le regard. Dès l’abord, dans la matière même de l’œuvre, la vision s’impose comme genèse et comme aboutissement. C’est par elle que tout commence. C’est vers elle que tout converge.
Dans « Bët bu set ci jant bu fenk », la sculpture de Balla Ndao, l’œil n’est pas suggéré. Il est reconstruit, pièce par pièce, dans une fidélité presque anatomique : orbite, paupières, cils, sourcils, cristallin, rétine. Tout y est transposé dans le langage de l’art, jusqu’à produire un effet de réalité troublant, presque hypnotique.
C’est une sculpture murale réalisée à partir d’un ensemble de matériaux mixtes : résine, inox, verre, plastique, miroir, fil de fer et objets usuels récupérés. L’œuvre, entièrement façonnée à la main, mesure 1,40 mètre de long, 95 centimètres de haut et 40 centimètres de large, pour un poids total de 40 kilogrammes. Elle peut être accrochée au mur ou posée sur un socle en fer conçu à cet effet, d’une hauteur de 1,45 mètre et occupant une surface de 80 cm².
Le dispositif repose sur un subtil jeu d’agencements optiques : 38 cuillères, des doubles vitrages et une boule de surveillance intérieure y produisent une infinité de reflets changeants, selon l’angle du regard et la lumière ambiante. Chaque détail participe à la création d’un œil vivant, mouvant, capable de refléter des centaines d’images simultanées, offrant à chaque spectateur une expérience unique et toujours renouvelée.
Mais la magie naît de l’intérieur. Car ce globe n’est pas vide : il est habité. Et dans l’œil, que voit-on exactement ? On y devine des visages d’enfants, des ustensiles du quotidien, cuillères, bols, verres, entre autres, comme autant de fragments d’une mémoire collective incrustés dans la matière. Une chambre d’éveil, silencieuse et magistrale.
La vision
Dans « Bët bu set ci jant bu fenk », Balla Ndao érige l’œil comme métaphore suprême. Une œuvre-frontière, à la croisée du sensible, du spirituel et du technologique. Fixé contre le mur, l’œil regarde et oblige à regarder. Loin d’un trompe-l’œil, il s’agit d’un « tremble-l’âme ». Le regard n’est plus l’outil. Il devient le propos. L’espace de projection. La structure même de l’œuvre.
Dans cette architecture oculaire, tout est signifiant. Les cils deviennent tiges d’humanité. L’orbite trace une géographie intérieure. Le cristallin suggère la netteté d’un matin nouveau. L’ensemble compose une fresque organique, plus proche d’un poème que d’une sculpture.
Le titre en wolof ne se traduit pas ; il se respire. C’est l’aube en partage. Le matin où tout devient possible. L’heure claire où le digital cesse d’être un exil pour redevenir lien. L’artiste parle d’un temps « juste », non pas au sens de ponctuel, mais d’équilibré, harmonique, fécond. « Chaque matin est un nouveau jour », dit-il. Cette métaphore lumineuse éclaire toute sa démarche.
Lauréat du Prix du Chef de l’État au 12e Salon national des arts visuels, Balla Ndao signe ici une œuvre murale singulière et profondément engagée, née d’un arrachement, ancrée dans une mémoire concrète et ouverte sur une vision du futur.
C’est à Sébikotane, sur les terres des expropriés, que germe la première étincelle. Balla Ndao, impacté par les déplacements, y reçoit un fragment du passé : une planche offerte par un voisin. « Il m’a donné cette planche et j’ai promis d’en faire quelque chose. C’est ce bois qui a reçu aujourd’hui une seconde vie », confie l’artiste. L’histoire, intime et matérielle, devient socle de création.
Puis vient l’image fondatrice, surgie d’un dialogue avec son fils : « Quand il a incliné le support, j’ai vu un œil. Et j’ai commencé à dessiner en m’inspirant du regard. »
Un œil, donc. Mais pas n’importe lequel. C’est un regard qui interroge l’époque. Un œil à la fois mémoire et projection. Un symbole de l’intelligence artificielle, miroir des écrans, organe de conscience numérique : « Je vois des enfants en face de leurs écrans, les yeux brillants, en allégresse. Ils accèdent à des outils quasi inaccessibles aux autres. Ce sont des génies. »
Balla oppose, avec lucidité, deux manières d’apprendre : l’une, préparée, organisée, souvent occidentale ; l’autre, intuitive, spontanée, africaine. Et pour lui, la seconde suffit : « J’ai foi en l’avenir de nos enfants. Ils n’attendent pas qu’on leur explique pour comprendre. » À travers cette foi, l’artiste pose les bases d’une Afrique debout, confiante, souveraine.
Des effets
Techniquement, l’œuvre est un condensé de virtuosité artisanale, un savant agencement de 38 cuillères métalliques, de doubles vitrages et d’une boule de surveillance intérieure produit un effet mouvant, kaléidoscopique. « Quand une seule cuillère reflète 123 images, et qu’on multiplie ça par les 38, on comprend que l’œuvre ne cesse de changer. Si on la photographie une fois, on n’obtiendra jamais la même image », explique-t-il.
L’installation bouge, se transforme, se reflète à l’infini. Et pourtant, aucune machine ne l’anime : « C’est une œuvre en manuel, mais qui donne l’impression d’une technologie vivante. » Dans cette pupille complexe, ce sont les enfants du monde entier que l’on distingue. Des visages du globe, porteurs d’espoir.
L’artiste rend ici hommage à la jeunesse, mais aussi aux ressources naturelles du Sénégal, métaphore des bols et cuillères qui composent l’œuvre, symboles de partage, de chaleur humaine, d’abondance et de lien. « Ce que j’ai voulu faire, c’est dessiner les perspectives de l’avenir », confie-t-il.
Et cet avenir, il le veut collectif, éclairé par une conscience de long terme : « Chacun doit se dire qu’il faut protéger le pays pour ses enfants et les enfants de ses enfants. » L’œil, ici, n’est pas une fin en soi. Il est passage. Il est engagement. Il est appel à la vigilance et à la création.
L’heure du digital n’est pas seulement une révolution technologique : elle est une chance de revaloriser les liens humains, de donner une voix aux regards invisibles, de redessiner le monde avec des outils au service de la dignité.
L’enfant d’aujourd’hui, avide de découvertes, entre dans cet univers avec une aisance presque déconcertante. Il sait ouvrir un téléphone, manipuler un ordinateur, naviguer dans les programmes. Il veut comprendre, il veut créer. L’intelligence artificielle lui offrira, demain, de repousser les limites du possible. Encore faut-il lui faire confiance ?
L’œuvre du fils du Djolof, par ses jeux de miroirs, ses éclats de lumière, sa brillance, nous place face à une évidence : l’heure du digital est arrivée, mais elle peut être humaine. Elle peut être partagée. Elle peut être éclairée. Elle peut être une chance, pour peu qu’on en fasse une aventure collective, portée par l’imaginaire et la foi en l’avenir.
Adama NDIAYE