Mélodie musicale qui transcende les époques, le Yéla allie, à la fois, rythme traditionnel et récit historique. Ce genre musical, rendu célèbre par le chanteur planétaire Baba Maal, trouve ses racines dans le Boundou, site d’établissement du premier État musulman au 17e siècle, situé à plus de 500 km au sud-est de Dakar. « Le Soleil » Vacance est allé se ressourcer aux origines du Yéla.
Sa voix flûtée de femme détonne une musique profonde. Aïssata Niang chante sur un rythme à deux temps, une cadence longue et magique. Ses envolées lyriques sont comme un contraste de velum de mélancolie éminemment évocatrice et révélatrice. Le son aigu qui s’échappe de sa calebasse, étroitement serrée entre ses mains teintées au henné, résonne doux. Et c’est là que résulte le charme, toute la magie du Yéla chanté par Gourowo (celle qui vivra), le nom d’artiste d’Aïssata Niang. Sa chanson est une communication sonore avec les aïeux, les forces invisibles de la nature et la réalité existentielle. C’est une mélodie qui rappelle le code d’honneur, renvoie à la foi ardente et l’émotion et enseigne les valeurs intrinsèques, dont la droiture et la bravoure, l’honneur et les honneurs.
Des vertus qui fondaient la société traditionnelle africaine. « On ne fait pas de la musique que pour danser. Nos chansons sont intimement liées aux qualités humaines qui constituent le soubassement des sociétés africaines classiques. Notre Yéla évoque la lignée généalogique et l’héritage historique légué par nos devanciers », souffle Aïssata Niang, lead vocal du groupe « fédde yimbé Lama Binta Seck » (Rassemblement des amis de Lama Binta Seck). Ce jour-là, c’est dans une maison aux bâtisses modestes qu’on accroche Aïssata Niang, digne héritière de Lama Binta Seck, l’âme du Yéla du Boundou. Joviale et courtoise, elle reçoit ses hôtes du jour, entourée des membres de sa troupe musicale. La team est au complet. Aïssata Niang, Mariam Niang et Dienaba Niang sont toutes là, prêtes à offrir un spectacle digne des grandes soirées du Yella. Dans ce trio de choc, chacune des dames joue un rôle clé.
Aïssata porte la voix du groupe. Mariam joue la calebasse. Dienaba claque des mains. Les trois sœurs sont assistées par leurs cadettes, notamment Madina Niang et Goury Niang Gawlo. « Gourowo est notre fierté. Elle perpétue dignement le legs de notre maman et de nos ancêtres », embraie Madina Niang, une des sœurs du lead vocal. Le ton est donné.
Affirmation et identité culturelle…
Aïssata Niang, tenant dans chacune des mains une calebasse, hausse la voix et frappe les objets contre le sol. Un ton synthé s’échappe de ses mains escortées par sa belle voix qui enchaîne les rimes poétiques. Sa musique envoûte, berce les cœurs et apaise les esprits.
C’est un morceau du Yéla qui évoque la bravoure des guerriers tombés dans les champs de bataille, le charme des filles vierges et la bonté des « torodos » (nobles de naissance). Le tout est fredonné suivant une intonation dont elle seule connaît les secrets et détails. Chaque couplet est repris en chœur par les autres membres du groupe restreint. « Fédde yimbé Lama Binta Seck » chante des histoires ancestrales, à travers ses motifs gravés, témoignage d’une richesse et diversité des cultures africaines. Le Yela n’est pas seulement une mélodie pour les Niang, l’une des plus grandes familles griottes du Boundou, mais cette musique représente une affirmation culturelle et identitaire, une raison d’être et l’essence existentielle. « Le Yéla est un legs très ancien qui coule dans mon sang. J’ai appris à chanter grâce à ma défunte maman Lama Binta Seck connu pour ses belles mélodies. Cette musique enseigne, éduque et revigore. À l’époque, il était destiné à la famille royale, aux nobles et marabouts, ainsi qu’aux guerriers », lance-t-elle, entre deux souffles, avant de poursuivre : « Il existe plusieurs sortes de Yéla. Il y a le Yéla Syssibé (Sy), Sebbé (marabout), Fulbé (peulh), Wayloubé, torodo (noble) et mathioubé (esclave).
Pour chaque groupe ou catégorie sociale, il y a une chanson du Yéla qui lui est typiquement dédiée ». Engoncé dans un grand boubou gris, Issagha Modi Seck est une mémoire vivante du Boundou. Trouvé chez lui, au premier étage d’un immeuble aux couleurs jaunâtres, cet enseignant à la retraite lève un coin du voile sur le Yéla. Il dit, serein, « dans le Boundou, le Yéla est la propriété privée des familles Seck, Niang, Dieng et Boum. Ce quatuor constitue la force motrice du Yéla, qui demeure sa chasse gardée. On peut trouver maintenant ailleurs, certaines familles griottes qui chantent ce genre musical, mais à l’origine ce sont ces quatre grandes familles citées plus haut qui en sont les dépositaires légitimes dans le Boundou ».
Sans y aller par quatre chemins, Issagha Modi Seck, voix de stentor et limpide, confirme que le Yéla est originaire du Boundou.
Héritage menacé
Les récits sont concordants. Haut lieu d’établissement du premier État musulman déclaré comme tel dans les années 1660, sous la direction de Malik Sy et de son fils Bubu Malik Sy, le Boundou a vu naître le Yéla. À l’époque, narre l’animateur à la radio Boundou Fm, Moussa Mboum, cette belle mélodie était décernée au souverain et à la famille royale. Au fil du temps, elle a été élargie aux marabouts, nobles, guerriers et jusqu’aux esclaves. « L’histoire du Boundou est strictement liée à celle du Yéla. Les deux vont de pair. On ne peut parler de Boundou sans le Yéla, et vice-versa », ajoute Moussa Mboum, accroché à la station radio de Goudiry.
Au fil du temps, le Yéla, ce patrimoine culturel immatériel du Boundou a gagné d’autres contrées du pays, notamment le nord du Sénégal peuplé en majorité de Hal Pulaar. Seulement, si l’on veut écouter du Yéla authentique, il faut forcément quitter Dakar et avaler plus de 500 kilomètres d’asphalte, afin de poser pieds sur le sol musical du Boundou, où les Niang perpétuent le legs. « Il y a une nouvelle race de griots qui chantent le Yéla. Mais les rimes ne sont pas pareilles. Leur chanson n’est pas originale, ils font en réalité du charabia. Il faut vraiment être parmi les nôtres pour chanter le Yéla authentique », se vante Aïssata Niang, la voix cassée, sous le regard approbateur de ses camarades. Digne héritière de Maïmouna Hamadel et Coura Lélel, ses deux ancêtres originaires de Sendébou dans le Goudiry des profondeurs, Aïssata forme avec maestria la nouvelle génération de griots qui, bon gré mal gré, s’exerce à décoder les bonnes cordes vocales du Yéla. Cependant, regrette-telle, « nos enfants ont d’autres chats à fouetter. Ils s’intéressent rarement à la musique ». « Jusque-là, les « Gawlo » du Boundou ont porté le flambeau légué par les ancêtres, mais l’héritage est menacé. La nouvelle génération de jeunes ne s’intéresse pas trop à cette musique originale. Et pourtant, défend-elle, c’est le sang du Yéla qui coule dans leurs veines. Après notre génération, il sera difficile d’écouter du bon Yéla», avise-t-elle. À Goudiry et ses environs immédiats, le Yéla est très côté. La musique bat de l’ail. Les artistes locaux se produisent lors des cérémonies de mariage, de circoncision ou de baptême.
L’administration centrale ou locale fait aussi appel aux griots lors d’organisations d’événements grandeur nature. « C’est grâce à cette musique que nous gagnons notre vie, se réjouie Gourowo. Nous ne sommes pas des mendiants, mais des chanteurs dignes et fiers d’appartenir à la grande famille du Yéla. Mes petites sœurs, elles, ont fini d’exporter cette musique hors des frontières du Sénégal, notamment en France et en Espagne. Une fois, nous avons joué au Musée des civilisations noires et au festival musical de Tambacounda. Et à chaque passage, nous avions pu séduire le public ».
Par Ibrahima Khaliloullah NDIAYE et Ibrahima KANDE (Textes) et Mbacké BA (Photos)