Si l’intelligence artificielle représente un atout pour le secteur de la créativité, elle n’en constitue pas moins une menace pour certains métiers. Le président de l’Association des métiers de la musique du Sénégal, Daniel Gomes, exprime une inquiétude croissante face à la disparition de certaines tâches.
Quels sont les défis de l’IA dans le métier de la musique au Sénégal ?
Le premier, c’est cette question d’authenticité. Beaucoup d’entre nous, artistes, constatons que les productions générées par l’Ia manquent d’inspiration, de créativité, de sensibilité et surtout d’authenticité. Il y a quelque chose d’irremplaçable dans l’émotion humaine, dans notre vécu, notre culture, qui ne peut pas être reproduit par une machine.
Puis il y a la menace professionnelle. Je ne vais pas vous mentir, il y a une inquiétude grandissante concernant la possible disparition de certains métiers dans notre secteur. Les programmeurs musicaux, certains techniciens du son, les arrangeurs… À mesure que l’automatisation progresse, ces emplois pourraient être menacés si ces derniers ne se mettent pas à jour, on n’arrête pas la mer avec ses bras.
Et puis, il y a cette fracture générationnelle que nous observons. Les jeunes artistes, comme ceux que nous voyons émerger aujourd’hui, sont beaucoup plus enclins à travailler avec l’Ia. Ils profitent de toutes les possibilités qu’offre cette technologie. Mais les artistes plus âgés, plus expérimentés, manifestent souvent une réticence. C’est en partie dû à la complexité de prise en main de ces outils, mais aussi à une certaine méfiance compréhensible.
Est-ce que les préoccupations éthiques sont prises en compte ?
Je dois dire que sur ce point, le Sénégal a fait preuve d’une approche vraiment proactive. Le Sénégal a développé une stratégie nationale pour l’intelligence artificielle qui met l’accent sur ce qu’ils appellent une « Ia éthique et de confiance ». Cette stratégie, lancée en janvier 2023, vise à maximiser les bénéfices de l’Ia tout en minimisant les risques pour notre société. Et quand je dis risques, je pense notamment à notre secteur artistique et culturel. On parlait d’un investissement de 7 milliards de FCfa alloués aux actions liées à l’Ia entre 2024 et 2026. Une partie de cette enveloppe doit être destinée à la formation et à la sensibilisation, ce qui est crucial pour notre secteur. Nous avons besoin que nos artistes comprennent ces enjeux éthiques. J’avoue que je ne sais plus où on en est à ce jour.
Mais il faut être réaliste, il reste encore beaucoup de travail. Les questions d’équité et de transparence sont encore en discussion. Par exemple, comment s’assurer que tous les artistes, pas seulement ceux qui ont les moyens, puissent accéder à ces technologies ? Comment garantir que les algorithmes utilisés dans les processus créatifs ne reproduisent pas des biais culturels ?
Qu’en est-il véritablement par rapport au droit d’auteur ?
C’est vraiment ma « peur » principale concernant l’Ia – les implications juridiques de l’utilisation de cette technologie, particulièrement en matière de propriété intellectuelle. Le problème, c’est que l’IA s’alimente de plusieurs sources créées par l’humain. Elle s’abreuve chez nous, les créateurs, mais ne paie pas de droits. Je vais vous donner un exemple concret : vous pouvez demander à une Ia générative de créer une chanson dans le style de Bob Marley, sans avoir accès à son répertoire officiel et sans demander l’autorisation des ayants droit. C’est problématique, non ?
Actuellement, au Sénégal, nous nous trouvons dans ce que j’appellerais un vide juridique. Nos lois sur le droit d’auteur, notamment la loi de 2008, n’ont pas été conçues pour traiter les œuvres créées ou co-créées par l’Ia. Comment qualifier juridiquement une œuvre où l’Ia a joué un rôle ? Qui en détient les droits ? L’artiste qui a donné les instructions ? Le développeur de l’Ia ? L’entreprise qui possède l’algorithme ?
Mais attention, je ne veux pas qu’on me comprenne mal. Nous ne voyons pas l’Ia comme un monstre. Au contraire ! Mais il faut que les règles soient respectées, que nous, les acteurs du secteur, soient protégés, et que la protection intellectuelle soit garantie par des lois fortes.
Des discussions sont en cours pour adapter notre droit d’auteur aux réalités de l’ère de l’Ia…
Nous regardons aussi ce qui se fait ailleurs. Dans certains pays comme le Japon, les États-Unis, la France, ils ont mis en place des systèmes d’« opt-out » – des options de retrait qui permettent aux sociétés de gestion collective et aux titulaires de droits de s’opposer à l’utilisation non autorisée de leurs données par les concepteurs d’Ia.
À la Société sénégalaise du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav), nous avons déjà la possibilité de nous opposer à certaines exploitations non autorisées, notamment l’extraction de données qui permet d’alimenter l’Ia. Mais il faut que ce cadre soit renforcé et clarifié.
Vous savez, en septembre 2024, nous avons participé avec d’autres organismes africains de gestion collective à une déclaration commune sur l’intelligence artificielle et l’usage responsable des œuvres de l’esprit. Cette déclaration reconnaît que l’Ia remet en question les fondements même de la création, qui est à la base de toutes les théories du droit d’auteur. Mais nous restons optimistes. Notre objectif, c’est de faire en sorte que chaque innovation dans le secteur culturel et créatif basée sur l’intelligence artificielle soit au service du patrimoine culturel sénégalais, et plus largement africain. L’Ia doit enrichir notre culture, pas l’appauvrir. Il faut que l’État joue son rôle dans cette évolution technologique. Nous avons besoin d’un cadre juridique adapté, mais aussi d’un accompagnement pour que cette transition se fasse dans de bonnes conditions.
C’est un défi législatif et souverain qui se pose à nous, comme à tous les pays africains d’ailleurs. L’enjeu fondamental, c’est de maintenir un équilibre entre l’encouragement à l’innovation et la protection des droits des créateurs. Nous voulons que l’Ia soit un outil au service de notre expression culturelle unique, pas une force d’homogénéisation artistique mondiale.
Quel avenir pour la musique sénégalaise avec l’Ia ?
Je vois l’avenir avec beaucoup d’optimisme, mais aussi avec la conscience que nous devons rester vigilants. D’abord, je pense que l’Ia va démocratiser la création musicale au Sénégal. Des jeunes talents qui n’avaient pas forcément accès à des studios professionnels coûteux pourront créer de la musique de qualité depuis chez eux. Cela va libérer une créativité énorme.
Ensuite, je crois que nous allons voir émerger de nouveaux genres musicaux, des fusions inédites entre nos rythmes traditionnels et les possibilités offertes par l’Ia. Elle peut nous aider à redécouvrir et réinterpréter notre patrimoine musical de manières nouvelles. Pour la préservation de notre patrimoine, l’Ia sera un outil formidable. Nous pourrons numériser et restaurer des enregistrements anciens, analyser les structures rythmiques de nos musiques traditionnelles, créer des archives interactives. C’est crucial pour transmettre notre héritage aux générations futures.
Mais attention, il faut que nous gardions le contrôle. L’IA doit rester un outil au service de notre créativité, pas l’inverse. Nous devons former nos artistes, nos producteurs, nos techniciens, pour qu’ils maîtrisent ces outils plutôt que d’en être dépendants. Il faut que nous soyons acteurs de cette révolution, pas spectateurs. C’est pourquoi le travail que nous faisons à l’Association des Métiers de la Musique et à la Sodav est si important. Nous devons accompagner cette transition, former nos membres, défendre leurs droits.
Propos recueillis par Ibrahima BA