La culture sénégalaise est en deuil suite au décès d’Abdoulaye Diallo, connu sous le nom de « le Berger de l’île de Ngor », survenu le jeudi 25 septembre à l’âge de 72 ans. Cela faisait déjà 39 ans qu’il avait eu un coup de foudre pour cette « fille du volcan », nom qu’il avait donné à l’île de Ngor. Fidèle à cet amour, il décida alors de s’y installer et d’y construire un « esprit de lieu », un espace de partage de savoir et de connaissance, ouvert à tous.
Abdoulaye Diallo était généreux, visionnaire, rêveur, doté d’une élégance et d’une présence capables de remplir n’importe quel espace. Plus connu sous le nom de « le Berger de l’île de Ngor », il nous a quittés le jeudi 25 septembre à l’âge de 72 ans. Il était un bâtisseur de rêves, en plusieurs étapes, collectifs et réalisables, où toute la population avait une place. Sa maison n’était pas seulement le lieu d’exposition de ses 150 œuvres, mais aussi un espace de rassemblement pour étudiants, chercheurs, artistes et passionnés d’art et de savoir.
Un artiste célébré, un penseur engagé
Une esthétique inoubliable, dominée par le rouge du sang et le bleu de l’océan. Des couleurs qui inspiraient ses créations, toutes conçues depuis l’île, comme des réponses divines aux chants et murmures de l’eau qui l’entourait. Cette maison-atelier-penc était en constante métamorphose, avec des extensions fréquentes, des détails et des décorations qui remettaient sans cesse en question l’idée même de beauté. Quand celle-ci semblait avoir atteint son apogée, quelque chose de nouveau venait s’y ajouter. Une construction guidée par l’amour, à travers le soin, avec des mosaïques, des matériaux naturels, des pirogues et des livres — beaucoup de livres — qui rappelaient l’importance du savoir dans la restauration de la dignité humaine. Et toujours ouverte. Une halte incontournable à Dakar. Ses œuvres n’étaient que la continuité d’un rêve éternel, destiné à être pérennisé. Abdoulaye Diallo a fait l’objet de plusieurs articles dans ce journal, témoin de chacune de ses interventions artistiques, notamment à la Biennale de Dakar en 2018, autour de la question « Quelle humanité pour demain ? », pour la première fois, puis en 2024, pour la dernière fois, avec le « Off » intitulé La liberté de circuler, sur le droit à la mobilité humaine. Il est également devenu le premier artiste africain à exposer au Musée de l’Homme à Paris, entre 2023 et 2024, dans le cadre de l’exposition Préhistomania. Une fierté pour le Sénégal et pour l’humanité : cette humanité du lendemain qui continuera, de manière incontournable, à travers le legs de sa pensée et de sa création artistique. À 17 ans, Abdoulaye Diallo quitte le Sénégal pour étudier l’ingénierie des télécommunications en France. En 1981, le Président Abdou Diouf l’invite à Dakar pour une journée de réflexion sur le secteur. En octobre 1985, le premier directeur général de la Sonatel lui demande de participer à l’étude des réseaux téléphoniques de la région de Dakar. C’est en réalisant du mapping qu’il découvre l’île de Ngor. Apprenant qu’elle abritait un camp militaire, il trouve le prétexte idéal pour y installer un réseau téléphonique. Lors de la mise en œuvre du projet, le fournisseur français rencontre des difficultés avec la population locale, et Diallo devient alors responsable du projet sur l’île. C’est le début d’une histoire d’amour qui durera 39 ans de sa vie. « J’aime cette île et j’aime cet espace », affirmait-il dans une interview en 2022. Il ajoutait : « Il y a une relation assez particulière entre cette île et moi. J’ai l’impression qu’elle me renvoie tout l’amour que je lui donne.» L’artiste lui dédie un livre, La fille du volcan : l’île de Ngor, publié en 2011, avec une préface du Président Abdoulaye Wade, qui le surnomme «l’amant imaginaire de l’île de Ngor ». Diallo se considérait plutôt comme l’amant imaginaire des quatre filles de Dakar : Gorée, La Madeleine, Ngor et Tëngën (l’île de Yoff).
L’amant imaginaire de l’île
« Dakar a quatre filles magnifiques, nées des éruptions volcaniques des Mamelles il y a environ un million d’années. Elles portent les noms des villages qui les relient au continent », soulignait le défunt. De son point de vue, Ngor était la plus généreuse, avec plus de plage et de liberté. « Je rêve de la transformer un jour en cité des arts et de la culture. J’espère que j’aurai le temps, que ma vie sera suffisamment longue pour que les politiques y fassent plus attention», confiait-il. Il avait accordé une place privilégiée au tableau de ses quatre maîtresses qu’il adorait… Il a aussi travaillé à la création et au développement de l’association Les Amis de l’île de Ngor, pour faire face aux connotations négatives associées à l’île. Il se réjouissait du fait que le Président Macky Sall avait décidé d’en faire le site pilote zéro déchet. Elle est aujourd’hui l’un des quartiers les plus propres de Dakar.
Un engagement pour l’île et pour l’art
La peinture Abdoulaye Diallo commença, de manière autodidacte, le 30 décembre 2011. Depuis lors, il a toujours cherché à donner une continuité à son art, avec plusieurs centaines d’œuvres et d’innombrables réflexions autour d’elles. Son engagement naît d’une reconnaissance : celle d’un ami qui lui dit un jour : « Abdoulaye, ce que tu fais est magnifique ». Puis d’une lettre d’une artiste : « Mon cher Abdoulaye, échange entre artistes ». C’est ainsi qu’il a senti qu’il n’avait pas le droit de décevoir cette femme. « Jamais je n’arrêterai de faire de l’art », s’était-il promis, et il a accompli cette promesse. Dans ses œuvres, il y a une rencontre entre la nature, le divin et l’être humain. C’est difficile de ne pas remarquer une présence constante : la femme. Ce n’est pas par hasard. Il est devenu un créateur, en tant qu’artiste. Et la femme n’est que « la choisie du créateur », affirmait Diallo. « Elle. Une mission divine, dans son ventre, qui crée la plus belle des œuvres, l’être humain, pendant neuf mois », relevait le « Berger de l’île ». Il revenait ainsi sur le mot nit en wolof, qui signifie « éclairer ». Voici la mission de toute personne : illuminer la vie qui l’entoure. C’est pourquoi ce Berger de l’île de Ngor s’était proposé d’utiliser neuf couches dans toutes ses œuvres, chacune représentant un mois de grossesse. Le résultat était unique à chaque fois, comme l’Adn, empreinte de tout être humain. Souvent à travers l’expérimentation, la joie, la liberté, l’harmonie entre la création et la nature, jetées parfois dans la mer pour ensuite les plonger et les ressortir. Car il n’y a jamais une vague qui se répète.
Les souhaits d’un visionnaire
Abdoulaye Diallo avait partagé ses rêves et souhaits, tous ancrés dans l’île : « J’ai envie de faire une exposition sur l’île de Ngor. Je souhaiterais réunir au moins 30 ou 40 artistes afin de le faire. Je souhaiterais projeter sur l’île de Ngor l’ensemble des films de Sembène Ousmane. »
Ce père du cinéma africain, sénégalais, est un peu partout dans l’île, et Diallo lui a également rendu hommage en mars 2024, lorsqu’il a offert son œuvre Sembène Ousmane : Le Baobab à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Cheikh Anta Diop. La liste de ses souhaits pour l’humanité continuait : « Je souhaiterais projeter d’autres films des précurseurs du cinéma sénégalais. Je souhaiterais organiser au moins deux défilés de mode. Je souhaiterais faire un spectacle unique pour la première fois de l’histoire de la Biennale, faire ce qu’on appellerait un virtuel vivant, où l’on amène de grands musiciens sur la plage de Ngor. J’ai envie de donner l’impression aux passants qu’ils peuvent voir Miles Davis et lui serrer la main. J’ai envie de leur faire croiser Doudou Ndiaye Rose sur l’île de Ngor et de courir vers lui pour lui dire “papa”. Et se rendre compte que ce n’était que du virtuel. J’ai envie d’illuminer cet espace. Faire un spectacle son et lumière qui changerait toutes les couleurs en un instant des œuvres.» Tous ces souhaits tournaient autour d’un objectif : offrir de la joie et faire de cette fille du volcan une cité des arts et des cultures.
« Un autre ciel, un jour, frappera à ma porte pour me dire : “Est-ce que vous entendez le bruit de l’île de Ngor ?” Et je serai certainement très comblé », avait-il confié lors de notre entretien en février 2022. Il nous quitte avec la certitude d’avoir été aimé et, espérons-le, avec la conviction que son héritage sera pérennisé. Que son âme repose en paix, et qu’un jour on frappe à sa porte pour qu’il puisse écouter le bruit de sa fille du volcan, l’île de Ngor.
Par Estrella SENDRA (Correspondante particulière)