À la résidence de Thioupane, au cœur de la commune de Diakhao (département de Fatick), l’histoire ne s’écrit pas dans les livres, mais se lit dans les pierres, les tombes et les arbres millénaires. Sanctuaire des Linguères ou reines du Sine, le site garde jalousement les secrets d’un pouvoir féminin qui, des siècles durant, régulait la société sérère. Sous une pluie orageuse, entre échos de griots, récits de chercheurs et l’ombre majestueuse des baobabs, Thioupane se dévoile comme une capitale royale oubliée, à la fois fragile et intemporelle.
À l’entrée du village, les gouttes de pluie ruissellent sur la terre rouge, tandis qu’un tonnerre lointain semble donner le rythme du récit. Abdoulaye Sène, communicateur traditionnel et guide de l’écomusée, désigne les vestiges encore visibles : « Nous sommes à Thioupane, la cité des Linguères. Dans notre culture, la Linguère ne peut être que la mère ou la sœur du roi. Comme lui, elle est élue, mais elle doit appartenir à la lignée maternelle des Guélewars. »
À 160 km de Dakar, dans la commune de Diakhao, enfouie au cœur du département de Fatick, au milieu d’une savane reverdie par l’hivernage, l’écomusée de Thioupane surgit comme un îlot de mémoire. L’herbe fraîche, encore perlée de pluie, ondule sous le souffle des vents chargés d’orages. Le ciel, lourd et tourmenté, s’embrase par instants d’éclairs qui révèlent la silhouette massive des baobabs. Leurs troncs noueux, sombres sous la tempête, paraissent veiller sur le sanctuaire comme des géants aux bras déployés. Deux bâtiments en forme de cases se dressent au cœur du site.
Leurs toits coniques, ruisselants d’eau, rappellent les résidences traditionnelles des souverains sérères. Entre leurs murs, les objets exposés à savoir calebasses, pagnes et instruments des griots racontent l’histoire des « Linguères » et du royaume du Sine. Autour, la nature participe elle aussi à la mise en scène. Le tonnerre résonne comme un tambour ancien, la pluie frappe les feuilles comme une incantation, et le vent siffle dans les branches des baobabs comme pour rappeler les voix des ancêtres. L’écomusée n’est pas seulement un espace d’exposition : c’est un sanctuaire vivant, où la verdure de l’hivernage, les nuages orageux et la terre gorgée d’eau redonnent chair aux récits oubliés.
À l’époque, la résidence royale n’abritait pas seulement la Linguère et sa famille. Il y avait aussi les griots, véritables gardiens de la mémoire. Dépositaires des secrets de la tradition, ils accompagnaient la reine dans ses décisions et servaient de médiateurs entre le peuple et le roi. « Tous les Guélewars, avant même de prendre le lait de leur mère, buvaient d’abord celui d’un griot. C’est dire qu’ils ne sont pas des sujets mais des garants de l’unité sociale », ajoute M. Sène. L’intronisation de la Linguère, racontée avec ferveur par Abdoulaye Sène, se déroulait après des rituels mystiques sous les baobabs sacrés. On formait un amas de sable sur lequel elle s’asseyait avant de revêtir le pagne royal.
La cérémonie consacrait aussi une croyance : la Linguère incarnait le retour d’une ancêtre. « Quand on lui demandait : Tu es qui ? Elle répondait par le nom d’une femme ayant déjà régné. Ainsi, Seynabou Ndiaye, intronisée en 2024, disait incarner Linguère Codou Ndiaye Socé, mère du Bour Sine Coumba Ndoffène Diouf Fandep », poursuit Abdoulaye Sène, membre des griots.
L’histoire des deux cimetières
Le site impressionne par sa densité symbolique. Deux cimetières coexistent : l’un pour les Linguères intronisées, l’autre pour celles décédées avant d’accéder au titre. Quant aux rois, ceux qui n’ont jamais régné reposent au village de Diormoss, tandis que les intronisés sont enterrés dans leur propre maison. « On déplace le lit de leur chambre pour y creuser la tombe. Si vous trouvez une sépulture dans une maison, sachez qu’elle appartenait à un roi », explique encore le communicateur.
Le conservateur de l’écomusée, Birane Ba, rappelle, quant à lui, la destinée tragique de certaines figures. « Coumba Sandiane devait devenir Linguère, mais elle est morte à la fleur de l’âge. De sa tombe, un baobab est sorti de terre, comme un signe ». Le récit se poursuit avec la première Linguère élue, Pott Diouf, qui obtint du roi sa propre résidence, jugeant trop lourds les rituels liés aux salutations du couple royal.
Chaque intronisation suivait un cérémonial précis : on plaçait une calebasse sur la tête de la future Linguère, que l’on remplissait de mil et d’arachide, avant de l’interroger : Qui es-tu ? La réponse, invariable, faisait écho à la mémoire : de Mansa Waly à Seynabou Ndiaye, chaque Linguère se déclarait réincarnation d’une illustre aïeule. À Thioupane, les vestiges des Linguères défient le temps ; même si la royauté a perdu de son pouvoir à cause du pays en République. Pour l’histoire, le site n’a pas vocation à disparaître. Au contraire, il est à préserver. Car Thioupane parle toujours. Reste à savoir si le Sénégal aura la sagesse d’écouter ses Linguères.
La Cour de justice des Linguères
Au pied d’un baobab monumental nommé Ndambalane, la Linguère siégeait pour rendre justice. Sa cour personnelle traitait des affaires conjugales, des conflits entre femmes, mais aussi des accusations de sorcellerie. « Elle choisissait elle-même ceux qui devaient siéger, mais la condamnation finale lui revenait toujours », raconte Birane Ba.
Parfois sous un tamarinier majestueux implanté dans l’écomusée, les cas les plus épineux trouvaient des solutions rituelles : une branche de l’arbre servait à frapper symboliquement le malade soupçonné d’être ensorcelé. « Pour les femmes, c’est la Linguère qui rendait justice. Pour les hommes, cette tâche revenait au Jaraaf ou au Farba. Contrairement au tribunal masculin, celui des Linguères ne prononçait jamais la peine de mort », explique le chercheur Mamadou Faye. Aujourd’hui, Thioupane n’est pas seulement une capitale politique du Sine. Fondé en 1287 par Wassilla Faye, le village était également un centre judiciaire et éducatif, où l’on formait les filles issues de la noblesse à la vie sociale et conjugale.
Un héritage en péril
Malgré cette richesse historique, le sanctuaire souffre aujourd’hui d’un manque d’entretien et de reconnaissance. Le Conseil départemental de Fatick avait érigé un premier écomusée, tombé en ruine. Le ministère du Tourisme tente aujourd’hui de réhabiliter les lieux, mais le conservateur ne cache pas son amertume : « Je ne suis pas payé par l’État. Même pour balayer, je fais appel à mes épouses. Les touristes passent, admirent, mais n’y laissent rien. » Sous la pluie battante, le village de Thioupane prend des allures de tableau vivant : la terre ocre se gorge d’eau, les troncs des baobabs se dressent comme des sentinelles, et les tombes des Linguères affleurent, témoins silencieux d’un royaume disparu.
Si les Linguères n’ont plus le pouvoir d’antan, leur héritage continue d’irriguer la mémoire collective. Elles furent à la fois médiatrices, éducatrices et gardiennes des valeurs du Sine. Et chaque goutte de pluie qui s’écrase sur la cour de Ndambalane semble répéter leur message : préserver ce sanctuaire, c’est préserver l’âme d’un peuple.
Par Babacar Guèye DIOP et Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)