À Sébikotane, l’école ne sonne plus. Plus de cloche, plus de rangs, plus de voix. Seuls résonnent les cris des oiseaux, le bourdonnement des abeilles, le vent qui claque sur les tôles déchirées. Là où l’Afrique francophone apprenait autrefois à se penser, il ne reste qu’un squelette de béton et de rouille. L’École normale William Ponty, autrefois phare du savoir colonial, s’efface lentement dans les herbes et l’oubli. Ses ruines parlent encore.
On ne s’y fait guère. On s’y pique. Sébi-Ponty n’est qu’un terreau silencieux ou on n’entend que le gazouillis des oiseaux passereaux et le crissement léger des feuilles d’arbres. Dans ce faubourg situé à 45 kilomètres à l’est de Dakar, seul le vrombissement de la voiture qui nous y mène bruisse. Ici se trouve l’ancienne École normale William Ponty, entre le silence des bâtiments orphelins de sauvegarde et les nouvelles habitations.
Pourtant, l’École normale William Ponty fut la matrice de plusieurs générations de dirigeants africains. Créée en 1903 à Saint-Louis du Sénégal, transférée en 1913 à Gorée, elle portait le nom d’un gouverneur général français soucieux de former des cadres noirs loyaux à la République. Selon les travaux de l’historien sénégalais Souleymane Séga Ndiaye, c’est en 1903 que le gouverneur général de l’Afrique occidentale française (Aof), Ernest Roume, en poste à Saint-Louis, signe l’arrêté n° 806 du 24 novembre 1903 portant création et fixation de l’organisation homogène de l’enseignement en Aof. Ponty devient une légende. L’école accueille les meilleurs élèves de l’Afrique-Occidentale française, issus de concours très sélectifs. Elle forme des instituteurs, mais aussi des secrétaires, des administrateurs, des agriculteurs-techniciens. Une élite pensée pour servir, mais qui finira à bien des égards, par contester et prendre le pouvoir.
Historique
C’est ici que sont passés Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Modibo Keïta, Hamani Diori, Abdoulaye Wade et même Alioune Badara Kandji, actuel recteur de l’Ucad et tant d’autres. Ponty inculquait une discipline presque militaire. Mais elle nourrissait aussi « l’esprit critique ». « Les grands hommes » d’Afrique y ont puisé le goût de la langue, du débat et de la dignité. À l’Ifan, plus de 700 travaux sur des thèmes divers sont archivés. Ses travaux constituent ce qu’on appelle « Les cahiers de Ponty ».
C’est en 1937 que l’école est établie à Sébikotane, près de Rufisque. Sébi-William Ponty ou (Sébi-Ponty) est aujourd’hui le nom du village créé par le personnel africain de l’école. Trois grands bâtiments dominent alors le site : l’amphithéâtre, le bloc pédagogique et le grand dortoir. Ces constructions, robustes, ont résisté à la pluie, au vent et surtout à l’abandon. Mais plus à l’indifférence. Autour d’eux s’étalaient des bâtiments secondaires : réfectoires, latrines, logements de professeurs. Ces derniers, aujourd’hui, ne servent plus à l’école. Ils sont occupés par les enfants et petits-enfants d’anciens travailleurs de Ponty restés là comme des gardiens involontaires d’une mémoire en décomposition.
Et Sébikotane perd son cœur
À partir de 1965, l’école se vide de son prestige. Les politiques éducatives changent. L’organisation pédagogique se complexifie. On divise les fonctions.
Mais la nostalgie s’accroche. « L’école est transférée à Thiès, dans des locaux plus adaptés. L’armée sénégalaise récupèrera les lieux, dans les années 80, pour en faire une base aérienne », renseigne Marc Badiane, habitant et fils d’ancien infirmier de l’école. En 1985, un dernier transfert symbolique s’opère. Il s’agit de la réouverture d’une École normale supérieure à Kolda, qui assume l’héritage de Ponty, mais en tournant la page de Sébikotane. L’ancienne école devient alors officiellement une coquille vide, sans statut ni avenir défini.
Aujourd’hui, l’école de Sébikotane n’a plus rien d’un lieu de savoir. Les trois bâtiments principaux sont à l’agonie. Le béton se désagrège. Le fer armé perce les murs. Les escaliers menacent de s’effondrer. Des abeilles ont élu domicile dans les plafonds éventrés, leurs essaims vibrants entre les poutres, souverains dans leur royaume oublié.
Au début des années 1990, les autorités américaines, conscientes de la portée symbolique et historique de l’École normale William-Ponty pour l’Afrique noire francophone, décidèrent de soutenir sa reconstruction à Sébikotane. Le projet prit le nom ambitieux d’« Université du Futur africain de Sébikotane ». La pose de la première pierre eut lieu en 1992, sous la présidence d’Abdou Diouf. Ce n’est pourtant qu’en 2002, avec Abdoulaye Wade, que les travaux démarrèrent réellement, à proximité de l’ancien site de l’école. Plusieurs bâtiments furent alors érigés, donnant corps à une vision panafricaine de l’avenir. Mais en 2006, les travaux furent brusquement interrompus, laissant le chantier inachevé, comme figé dans le temps.
Les fers rouillés gisent comme des os tordus dans les cours. Le vent entre librement dans les classes. Les portes, arrachées, battent au gré des bourrasques.
Autour, les anciens logements du personnel sont toujours debout. Ils tiennent grâce à la débrouille et aux réparations improvisées. Les enfants des anciens cuisiniers, jardiniers, infirmiers ou gardiens vivent là. Ils racontent, parfois, les anecdotes que leurs parents leur ont transmises. Aucun projet sérieux de réhabilitation n’a vu le jour. Des associations d’anciens pontins se sont battues, des pétitions ont circulé. Rien n’y a fait. L’école tombe. Lentement. Comme un arbre centenaire qu’on laisse mourir debout. L’école est trop loin de Dakar, trop en ruines, trop encombrante. Et pourtant, elle continue d’enseigner. Non plus avec des livres, mais avec des pierres. L’histoire des trois bâtiments principaux est celle de l’Afrique francophone, un projet imposé, approprié, transformé, puis abandonné. Les abeilles, les fers rouillés, les portes cassées sont devenues les nouveaux signes de la transmission manquée. À Sébikotane, la mémoire vit au présent. Dans la ronce. Dans les pas prudents de ceux qui osent encore pénétrer le site. Dans les souvenirs des enfants de l’école. Ponty, c’est l’Afrique instruite, puis négligée. William Ponty n’est pas mort. Il est là. En veille. Il n’attend pas des discours officiels ni des hommages creux. Il attend qu’on ose enfin l’écouter, le préserver, le raconter. Et si l’on tend l’oreille, au milieu des ruines, entre les herbes et les abeilles, on entend, très doucement, la voix de l’Afrique qui lit. De l’Afrique qui pense. De l’Afrique debout.
Par Amadou KEBE (Texte) & Meureuk (Photos)