Écrivain inclassable, penseur incisif et iconoclaste, chroniqueur, El Hadj Souleymane Gassama dit Elgas s’est imposé en quelques années comme une voix singulière dans le paysage intellectuel sénégalais. De l’essai au roman, du portrait à la satire, son œuvre bouscule, interroge et dérange. Dans cet entretien-fleuve, il revient sur son parcours littéraire, ses influences, sa vision du rôle de l’écrivain et le sens d’un engagement critique dans une société en proie aux certitudes molles. Entre liberté de ton et rigueur de pensée, Elgas livre une parole rare, à la fois lucide et profondément habitée.
Vous êtes originaire de Saint-Louis, mais vous avez grandi à Ziguinchor avant de vous installer en France. Comment ce trajet géographique a-t-il façonné votre trajectoire personnelle et intellectuelle ?
Oui, je suis effectivement né à Saint-Louis, car mon père y enseignait les études classiques. Son premier poste y était également situé, et c’est d’ailleurs là qu’il a rencontré ma mère. Ma naissance à Saint-Louis relève donc en quelque sorte du hasard. Mais il est vrai que j’y suis retourné régulièrement après mes études ; j’y ai conservé des attaches fortes, et j’y ai trouvé une certaine stabilité intérieure.
Par la suite, ma famille s’est installée à Ziguinchor. C’est là que j’ai puisé l’essentiel de ce qui me définit aujourd’hui comme Ziguinchorois. J’y ai effectué toute ma scolarité, du primaire au secondaire, jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Après le bac, j’ai poursuivi mes études en France, suivant un parcours relativement classique. Je faisais partie des meilleurs élèves de mon lycée, ce qui m’a permis d’obtenir une préinscription ainsi qu’une petite bourse pour intégrer une université française.
Je suis convaincu que notre identité est en partie façonnée par les lieux où nous avons grandi. Ils sont porteurs de souvenirs, d’émotions, d’odeurs, d’ancrages profonds. Ce sont des éléments que l’on porte en soi, souvent inconsciemment, et qui, combinés à d’autres dimensions : la formation, les rencontres, les lectures contribuent à construire une charpente, à la fois artistique, intellectuelle et même universitaire. De Saint-Louis, j’ai probablement conservé une forme de saudade, cette mélancolie douce et tenace. Une mélancolie que l’on perçoit dans le murmure de la ville, dans son intemporalité, sa richesse musicale et son charme discret. On y sent encore la mémoire coloniale, blessée mais présente.
Saint-Louis comme Ziguinchor offrent des esthétiques uniques, un art de vivre bien particulier. Ziguinchor m’a offert un ancrage plus direct, dans un territoire à la fois sauvage et accueillant. J’ai connu à la fois la ville et la vie au village. À Coubanao, où j’ai effectué ma première année de collège, j’ai été reçu comme un roi, avec toute ma famille. Ce lien avec ce village est demeuré très fort. Je le dis souvent sans exagération : l’une des plus belles périodes de ma vie reste cette enfance à Coubanao, dans l’abondance, dans l’argile, sur une terre chaleureuse, dans l’apprentissage de la langue joola et dans la cohabitation avec ceux qui sont devenus des amis précieux.
Mon arrivée en France a ensuite ouvert une nouvelle étape : celle des découvertes, des ambitions renouvelées, de l’entrée dans la vie adulte, universitaire et intellectuelle. Entre Saint-Louis et Nice, ma première ville d’accueil, s’est construite une continuité faite de quête de savoir, de liberté et d’élévation.
Qu’est-ce qui vous a mené à la sociologie, et qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? Ces deux champs se nourrissent-ils mutuellement chez vous ?
J’ai commencé par une formation en journalisme, suivie d’un cursus en communication. En troisième année, nous avons abordé les relations publiques et les différentes cultures journalistiques. J’ai grandi dans un environnement familial où le journalisme occupait déjà une place importante. Voir mes oncles faire des directs depuis le salon familial a sans doute joué un rôle de déclencheur. Cette origine de la vocation est toujours déterminante : elle forge en profondeur.
Le journalisme s’est donc imposé naturellement, porté par une passion véritable. À l’origine, je m’orientais vers le journalisme sportif, avant d’évoluer vers une pratique plus littéraire. Par la suite, j’ai été attiré par les sciences politiques, notamment à travers la communication politique. J’y ai découvert une approche plus fine du discours, une exploration du charisme, des figures politiques et de leurs mises en scène. L’histoire des idées, les relations internationales, les politiques publiques : tous ces domaines m’ont profondément intéressé.
C’est dans cette dynamique que j’ai découvert un sujet qui allait marquer mon parcours : les transferts d’argent. Ce thème m’a semblé fondamental, et c’est à partir de là que j’ai commencé à m’orienter vers la sociologie. Cette discipline m’a offert une ossature de pensée plus profonde, un rapport au réel inscrit dans la durée. Contrairement à l’urgence propre au journalisme, la sociologie permet de prendre le temps, de mener des enquêtes au long cours, nourries de lectures théoriques. Elle offre une rigueur, une exigence intellectuelle que j’apprécie particulièrement.
Quels auteurs ou penseurs ont nourri votre regard critique sur l’Afrique et le monde ?
C’est une question toujours délicate, car on oublie forcément des noms importants en chemin. Mais, pour répondre brièvement, je dirais que l’un des auteurs qui m’a le plus marqué est Aimé Césaire. Son Discours sur le colonialisme est un texte fondamental. Césaire, à la fois essayiste, poète et styliste, occupe une place majeure dans mon parcours. Un autre auteur marquant est Georges Bernanos. Son ouvrage Les Grands Cimetières sous la lune m’a profondément bouleversé. Il y a chez lui une puissance de pensée, une intégrité, une sincérité et une liberté de ton exceptionnelles. Comme Césaire, Bernanos manie la langue avec une intensité rare. J’ai aussi une grande admiration pour Pierre Desproges. Bien qu’il ne soit pas toujours cité parmi les « grands écrivains », son style, sa maîtrise du langage et son humour acéré me fascinent.
Parmi les classiques, Honoré de Balzac occupe une place particulière. Je l’ai lu très tôt, et me plonger dans La Comédie humaine a été une expérience marquante. En littérature africaine, je tiens à mentionner Williams Sassine, écrivain guinéen à l’humour féroce, dont la satire et la lucidité m’ont profondément marqué.
Parmi mes lectures les plus marquantes, Moby Dick d’Herman Melville tient une place à part. L’univers de Melville me fascine. Les auteurs sud-américains ont aussi compté pour moi : Gabriel García Márquez, bien sûr, mais aussi Mario Vargas Llosa, dont l’œuvre m’a durablement influencé. En dehors de la fiction, j’ai aussi été marqué par des penseurs et essayistes. Sophie Bessis, par exemple, dont la rigueur intellectuelle et la clarté d’analyse m’ont beaucoup apporté. Elle a d’ailleurs préfacé mon essai. Enfin, celui qui m’a donné l’envie d’approfondir la sociologie est Georges Balandier. Il a brillamment conceptualisé la « situation coloniale » et a apporté une lecture fine des sociétés africaines, notamment celle léboue. Sa pensée a été très formatrice pour moi.
Votre œuvre donne l’impression d’un jeu avec les genres. Vous passez de la biographie à l’essai, au roman, à la chronique… Qu’est-ce qui explique cette diversité ?
Je dirais qu’elle tient à trois éléments : le hasard, la curiosité et l’opportunité. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. À 17 ans, je ne me suis jamais dit : « Je vais écrire ceci ou cela. » Mon premier livre est né par accident, à l’occasion d’un séjour au Sénégal. Les réalités m’ont bouleversé. C’était un acte spontané. Je ne m’imaginais pas publier si tôt. Le livre est sorti, et il a été reçu comme il a été reçu. Le deuxième était un roman, parce que j’ai toujours voulu en écrire un. Je sortais de la thèse, et j’avais besoin d’une forme de respiration littéraire. Le troisième était un recueil de chroniques. Le dernier en date rassemble des chroniques que j’ai publiées dans la presse sénégalaise, notamment sur SenePlus, sous le titre « Inventaire des idoles ». J’ai aussi été invité à intégrer la collection « Figures » chez Vives Voix, pour laquelle j’ai rédigé un portrait de Fadilou Diop, un exercice très important pour moi.Par ailleurs, il y a un texte que j’ai coécrit, une pièce de théâtre qui va bientôt paraître. Je continue donc mon exploration des genres. Peut-être que je m’essaierai à la poésie, même si je m’y sens encore médiocre. Mais je ne m’interdis rien. J’essaie toujours de concevoir la littérature dans sa pluralité, dans sa diversité, parce que cela m’enrichit. Cela me rapproche d’une figure que j’ai toujours trouvée intrigante et fascinante : celle de l’écrivain total. On la retrouve chez Bernanos, chez Césaire, chez Sophie Bessis, chez Balzac. Tous ont écrit dans plusieurs registres : poésie, théâtre, récit personnel, essai, roman. Même Georges Balandier, l’un de mes modèles, avait un attrait littéraire très fort. Ses premiers textes étaient des romans ; il a ensuite écrit des essais et des ouvrages universitaires. L’écrivain, selon moi, est par essence un explorateur de formes. Même dans un seul roman, on peut trouver des développements multiples. Les thèmes y dialoguent, y circulent, y essaiment. Cette complexité crée une pensée plus dense, plus riche. Alors, lorsque l’opportunité se présente, que j’ai quelque chose à dire, le temps pour le dire, et que les pièces du puzzle se mettent en place, je me lance. Il y a là quelque chose de l’ordre du jeu, de l’élan enfantin, du plaisir de découvrir. Et cela m’amuse beaucoup. Néanmoins, les genres vers lesquels je reviens naturellement sont l’essai et le roman.
Votre premier livre, Un Dieu et des mœurs, est un carnet de voyage très satirique. On le voit comme un Cahier d’un retour au pays natal. Pourquoi ce projet ?
Vous dites projet, mais je ne crois pas qu’il y en ait eu un, à proprement parler. Je suis revenu au Sénégal après plusieurs années d’absence, et j’ai été frappé par certaines réalités que je ne percevais plus. Quelque chose m’a brûlé la rétine, la conscience et j’ai commencé à écrire. C’était d’abord un journal, un carnet de bord dans lequel je consignais chaque soir ce qu’on me racontait ou ce que je voyais. J’écris avec un tempérament. J’aime la satire, l’humour féroce, la dérision. Mais jamais gratuitement. Tout cela est mis au service de principes et de valeurs qui me semblent essentiels. Il faut parfois du courage pour affronter les dogmes bien ancrés dans une société.
Ce livre est né de cette conjonction : une émotion forte, un besoin d’écrire, un style mordant. Certains y voient un pamphlet, d’autres un brûlot. Moi, c’est peut-être le livre dont je suis le plus fier. Il contient quelque chose de la spontanéité, de l’insouciance de la jeunesse. Et surtout, il tient dans le temps. Il ne me semble pas avoir été démenti par les années. On m’avait prédit que ce livre serait un suicide intellectuel. Peut-être. Mais je l’assume pleinement. D’ailleurs, il contient déjà les germes de tout ce que j’ai écrit ensuite : mes obsessions, mon attachement aux réalités sociales, mon ancrage dans le pays. C’était fondamental.
Avec Inventaire des idoles, vous dressez le portrait de figures souvent controversées. Qu’est-ce qui vous attire dans ces contradictions ?
Ce ne sont pas seulement les figures publiques qui m’intéressent, tous les êtres humains sont traversés par des contradictions. Personne n’est fait uniquement de lumière. Il y a des zones d’ombre en chacun, des moments de faiblesse, de mensonge, de trahison. C’est ce qui rend l’humain fascinant.
J’ai eu l’idée de l’« Inventaire des idoles » en cherchant une biographie de Moustapha Guèye, le Tigre de Fass, mon lutteur préféré. J’ai fouillé partout sur Internet : rien. Pas de portrait, pas de trace. Pourtant, ces figures ont forgé notre jeunesse. Elles ne sont presque jamais consignées. Ni dans les livres d’histoire ni dans les bases de données numériques. J’ai voulu saisir le Sénégal à travers les personnalités qui ont compté. Viviane Ndour, par exemple, évoque une époque, une esthétique, celle des années 2000 et pose aussi des questions sur le féminisme, sur les représentations de la femme. J’ai aussi brossé un portrait d’Ahmady Aly Dieng, un intellectuel admirable. Il partageait son savoir avec générosité, recevait les étudiants, les conseillait.
« Le processus de décolonisation des savoirs n’est pas nouveau »
Les portraits les plus lus ont été ceux de Cheikh Yérim Seck, Idrissa Seck, Souleymane Jules Diop. Ce sont des figures polémiques, mais elles incarnent quelque chose de notre époque. Mon ambition était de les inscrire dans un grand récit sénégalais. J’ai parfois discuté avec mes sujets avant de les croquer, parfois non. Je me méfie de ceux qui se proclament « porte-parole du peuple » : cela flirte souvent avec le populisme. Mais chacun peut, à sa manière, avec ses moyens, participer à une œuvre de lucidité. La satire, la dérision, l’humour sont des armes littéraires puissantes. Je m’en sers pour contribuer, à ma manière, à changer les choses.
Vous parlez de malaise postcolonial dans votre dernier essai. Comment caractérisez-vous ce malaise aujourd’hui dans les sociétés africaines francophones ?
Ce malaise postcolonial peut être défini comme une relation toujours trop radioactive avec l’ancienne puissance coloniale. Deux éléments me paraissent essentiels : d’une part, la colonisation a définitivement infléchi le cours historique des sociétés africaines. Cela se manifeste par la persistance d’une certaine « colonialité » : la langue française, l’école, les structures administratives et les réflexes de l’État postcolonial. D’autre part, nous sommes souvent tentés par deux extrêmes. Le premier consiste à croire qu’il est possible d’effacer totalement cet héritage, ce qui est à la fois illusoire et contre-productif. Le second revient à s’en accommoder sans créativité, alors que l’enjeu est justement de composer avec cet héritage pour réinventer nos sociétés. Beaucoup d’intellectuels ont contribué à fétichiser une identité africaine prétendument pure, figée, sacralisée. Cela a nourri une logique de surveillance communautaire où l’on désigne des « traîtres », des « aliénés » à notre société.
Ce type de raisonnement, basé sur la chasse aux ennemis intérieurs, a engendré une véritable guerre fratricide, qui a paralysé nos dynamiques collectives. On voit même aujourd’hui des figures emblématiques jouer de cette rhétorique, alors qu’il faudrait travailler ensemble, avec rigueur et lucidité, pour analyser la colonisation sans tomber dans une posture victimaire perpétuelle. Accuser uniquement l’héritage colonial revient à déresponsabiliser nos dirigeants et nos sociétés. Cette facilité d’analyse explique en partie la longévité de certains chefs d’État. Dès que leur autorité vacille, ils se parent du manteau du panafricanisme.
Or ce terme, jadis noble et mobilisateur, a été vidé de son sens. Il ne reste souvent qu’une coquille, récupérée par des activistes qui deviennent eux-mêmes le centre du discours, éclipsant les vraies problématiques du continent. Sortir de ce malaise exige une relation apaisée avec notre passé, une ingénierie politique ambitieuse, et une capacité à projeter des rêves sur le continent même. J’essaie d’adopter une posture juste, en exigeant à la fois de la France qu’elle assume la violence de son histoire coloniale, et des pays africains qu’ils prennent leur part de responsabilité. C’est une ligne difficile à tenir, mais nécessaire. Car tant qu’on ne demande des comptes qu’à la France, on perpétue une relation asymétrique.
Que pensez-vous des appels à décoloniser les savoirs, l’université ou même la pensée africaine ?
Le processus de décolonisation des savoirs n’est pas nouveau. Que l’on parle de « décolonisation des savoirs » ou d’« énergie décoloniale », cela renvoie à des efforts anciens, déjà entamés par des penseurs qui ont remis en cause la bibliothèque coloniale et les représentations imposées. La décolonisation est importante, voire essentielle. Toutefois, je m’interroge sur certaines formulations. Qu’entend-on par « pensée africaine » ? Il n’existe pas de pensée raciale ou ethnique. La pensée est, par nature, mouvante, hybride, nourrie d’influences multiples. Il faut dépasser le fétichisme qui consiste à rechercher des valeurs « authentiquement africaines », comme si elles flottaient en dehors de l’histoire et du monde. Les valeurs sont, en réalité, universelles. Certes, l’universalisme a parfois servi de cheval de Troie à la colonisation. Mais il reste notre horizon : c’est ce que nous devons construire devant nous, plutôt que de ressasser les ressentiments du passé.
Je crains que cette décolonisation devienne un gadget. Il faut bien sûr dénoncer les réalités travesties, les visions racistes et méprisantes, mais sans nourrir l’illusion qu’il existerait un savoir africain pur, en lévitation au-dessus des autres. Cela relève d’un fantasme. Le décolonial, ce n’est pas la réinvention d’une africanité mythique, c’est un engagement pour la justice, la réparation et la vérité historique. Je suis favorable à une pensée décoloniale innovante et rigoureuse, mais critique envers son usage opportuniste. C’est ce que je dénonce dans mon essai, le décolonial est parfois réduit à un label facile, que l’on appose sans réelle réflexion. Je m’appuie pourtant sur de nombreux penseurs qui m’ont nourri et continuent de m’accompagner. Mon objectif est de toujours réhabiliter le débat, de dire l’essentiel.
Vous animez une émission sur Rfi, vous collaborez avec plusieurs médias. Que vous apportent ces différents espaces d’expression ?
Je ne conçois pas ces espaces comme des outils de reconnaissance personnelle. J’essaie simplement d’être utile. Animer l’une des émissions les plus anciennes de Rfi est un honneur. J’ai conscience de la filiation prestigieuse qui m’y précède : Jacqueline Serrel, Ibrahima Baba Kaké, Elikia M’Bokolo. Ce sont de grandes figures que je respecte profondément.
Quand Rfi m’a confié cette émission, j’ai mesuré l’honneur, mais aussi la responsabilité. L’histoire africaine est une matière inflammable, sujette à fantasmes et polémiques. Je viens donc sur un terrain sensible, sur lequel il faut être guidé par une boussole : celle de la rigueur des faits. Il est essentiel de s’entourer d’historiens, d’écrivains, d’anthropologues, d’intellectuels, capables de raconter notre histoire sans esprit de revanche, mais avec profondeur et pluralité. Notre objectif n’est pas de venger le passé, mais de transmettre une mémoire riche et multiple, pour construire l’avenir.
La radio s’inscrit pour moi dans une identité intellectuelle plus vaste. Elle est venue couronner un regard sur le monde que je façonne patiemment. Ce que je cherche, c’est la liberté, l’insouciance, mais aussi la rigueur et l’utilité pour ceux qui nous écoutent et nous lisent.
Votre thèse de doctorat porte sur les transferts de capitaux et les dynamiques de dette dans les relations diasporiques. Quels sont les principaux enseignements qu’il faut en tirer ?
C’est un sujet passionnant, qui m’a profondément habité. Les transferts d’argent, tout le monde en parle, surtout dans les familles touchées par l’émigration. On oublie souvent que même à l’intérieur des pays, il existe des systèmes de transferts internes très importants.
L’enseignement majeur de ma thèse est le suivant : lorsqu’on part, on contracte une dette symbolique. Le mot « dette » est souvent récusé par les acteurs eux-mêmes, car il évoque une connotation négative. Pourtant, il s’agit bien d’un contrat tacite : celui entre ce qu’un individu reçoit avant de partir, et ce que l’on attend de lui une fois installé ailleurs. Ce contrat est traversé par des variables de genre, de statut professionnel, de formation, etc. À qui donne-t-on ? À quoi sert l’argent ? Peut-on un jour « rembourser » cette dette ? Que révèle-t-elle sur les dynamiques familiales ? J’ai mobilisé, entre autres, les travaux d’Abdoulaye Bara Diop sur la famille wolof. J’ai aussi étudié le fantasme entourant « l’argent de la diaspora », que certains gouvernements souhaitent canaliser à travers des projets comme la « banque de la diaspora ». Mais cet argent entre avant tout dans des logiques familiales, affectives, symboliques. Il ne faut pas en attendre des miracles.
Ma thèse porte aussi sur l’engagement associatif et entrepreneurial des émigrés. C’est ce que j’ai appelé la « dette originelle », titre de ma recherche : ce que l’on estime devoir à son pays d’origine. La société sénégalaise est encore très marquée par des conventions tacites comme les « akkeu ndiorël », ces obligations envers la mère ou dictées par la religion. Cela en dit long sur l’émigration, le désir de partir, la quête de rédemption sociale. Je souhaite que ce travail soit bientôt publié ; un contrat est déjà signé avec un éditeur.
Peut-on sortir de ce poids de la dette morale sans pour autant rompre le lien social ?
C’est une question délicate. Dans ma thèse, j’ai montré que rompre ce contrat tacite peut entraîner des conséquences lourdes. Tout dépend du contexte familial. Si l’on cesse d’envoyer de l’argent, cela peut engendrer du mépris, des regards hostiles, une rupture des canaux affectifs.
Ce poids peut devenir écrasant, anesthésiant. Il y a ceux qui assument cette responsabilité avec fierté ou sens du devoir, et d’autres qui la vivent comme un fardeau. Le mot « dette » au Sénégal se décline de plusieurs façons : « bor », « akkeu ». Il existe tout un lexique, une symbolique sociale autour de cette notion. Ce qui circule dans les relations humaines, ce n’est pas seulement de l’argent, mais des valeurs, des obligations, des affects.
On parle souvent des impacts économiques de ces transferts, mais peu de leur dimension anthropologique. Pourquoi se sent-on obligé de le faire ? Pourquoi se sent-on mal lorsqu’on ne le fait pas ? Il s’agit aussi d’un désir de renaissance sociale pour ceux qui viennent d’un milieu modeste. En devenant les dépositaires d’un capital, d’un pouvoir symbolique, ils accèdent à une nouvelle position sociale. Cette dette originelle est donc une clé pour comprendre les rapports sociaux et culturels dans nos sociétés, au-delà des simples chiffres.
Entretien réalisé par Amadou KEBE