Pendant un mois (jusqu’au 24 août), le Grand Théâtre national de Dakar accueille l’exposition collective « Art Récup & Environnement ». Cette exhibition est un manifeste poétique et politique, entre art en mouvement, performance écologique et réinvention du regard sur l’Afrique. L’upcycling y devient acte de création, de contestation et de réparation.
L’art de demain ne sera pas seulement beau. Il sera éco-conscient. C’est l’évocation de l’art en mouvement. Aux portes du Grand Théâtre national Doudou Ndiaye Rose, tout vacille en ce jeudi 24 juillet 2025. L’ordinaire s’efface, le rebut prend la parole. L’exposition « Art Récup & Environnement », lancée ce jour pour un mois, propulse le visiteur dans un univers où le plastique danse, où le métal vibre, où les déchets ressuscitent.
Le spectacle s’ouvre sur une douce mélodie de flûte, écho presque fragile à l’agitation du monde. Puis surgissent les corps, enchaînant des mouvements chorégraphiques à la fois puissants et habités. Ils ne dansent pas seulement, ils prophétisent. Sur scène, la Compagnie Kaolack Art, guidée par le chorégraphe Ibrahima Ndiaye, donne vie à « Sën / La Prophétie », une performance de plus de 20 minutes qui conjugue théâtre, danse contemporaine, art visuel et engagement écologique. Les costumes, faits d’objets récupérés, dessinent des silhouettes hybrides, presque surnaturelles.
Des masques aux teintes acides, des armures d’emballages, des corps amplifiés par des restes du monde moderne. Le tout évolue dans une scénographie dense, polluée, volontairement asphyxiante. L’atmosphère évoque un futur déjà là, où les frontières entre sacré et souillé s’effondrent. Quand l’art tisse les cicatrices Au cœur de l’exposition, un mot s’impose : upcycling. Le terme, difficilement traduisible, évoque un recyclage « par le haut », créer du neuf avec du vieux, sans transformation chimique, en sublimant la matière initiale. Ici, planches de bois, tissus fatigués, vieilles bâches ou objets en plastique retrouvent une noblesse oubliée. Mais au-delà de la technique, c’est une philosophie qui s’exprime ; celle d’un monde qui refuse le gaspillage, redonne sens aux ruines, interroge le progrès.
Dans « Sën / La Prophétie », les danseurs interrogent ce que la société enfouit : ses déchets, bien sûr, mais aussi ses croyances, ses peurs, ses contradictions. Entre animisme et religion, le corps devient territoire de la mémoire. Il absorbe les excès, les transforme, puis les rejette sous forme de beauté brutale. Chaque mouvement est un acte de résistance, chaque objet récupéré un fragment de mémoire rassemblé. C’est un théâtre des restes, mais sans misérabilisme. Un peu plus loin dans l’espace, le visiteur est happé par une autre installation tout aussi saisissante. Celle de l’association Aiguilles d’Afrique, portée par les artistes Ahmed Sahir Ndoye et Abdoulaye Thiaw, directeur artistique.
À travers une série d’œuvres animées et électrifiées, presque vivantes, ils transforment l’exposition en manifeste. Leur pièce maîtresse ? Une immense toile d’araignée conçue avec des matériaux de récupération : fils de fer, tôles, débris glanés dans les rues ou les décharges. Selon les exposants, l’araignée, animée par des mécanismes discrets, incarne la mémoire de l’Afrique : sa capacité à tisser, à relier, à reconstruire. Art en mouvement, pensée en éveil Autour, d’autres figures surgissent : un anophèle femelle, inquiétant, pour alerter sur le paludisme ; une guêpe potière, en hommage aux remèdes traditionnels.
À proximité, un papillon, discret mais poétique, posé sur une évocation des palmiers de Rufisque, jadis surnommée Rio Fresco. Tous ces éléments racontent une Afrique charnelle, blessée mais debout, qui parle de santé, d’environnement, d’histoire, à travers l’objet rejeté. « Aujourd’hui, les matériaux de récupération sont devenus chers. Ce que les gens jetaient hier est désormais perçu comme une richesse », explique Ahmed Sahir Ndoye. Et d’ajouter : « Nous voulons éveiller les consciences à l’écoresponsabilité, mais aussi rappeler que l’Afrique n’est plus la terre maudite que l’on associait à la guerre et à la famine. Elle pense, elle crée, elle imagine.» Dans leurs installations, l’usage du mouvement et de l’électricité témoigne d’une alliance audacieuse entre artisanat local et ingénierie. C’est une Afrique technicienne qui s’exprime, une Afrique qui sait manier les circuits et l’imagination.
Ce qui frappe dans cette exposition, c’est la force du geste artistique. Pas de discours pompeux ni de dénonciation moralisante : ici, tout passe par la forme, le choc visuel, l’émotion directe. Les œuvres sont mécaniques, parfois robotisées, comme pour suggérer que la matière elle-même vibre d’un souffle nouveau. Le plastique, le métal, les vieux moteurs deviennent supports d’intelligence. Il y a là un dialogue inattendu entre électronique, métallurgie, et mémoire collective. «Quand on parle d’Afrique, les gens pensent que les Africains ne pensent pas, n’écrivent pas, n’imaginent pas », martèle Abdoulaye Thiaw. Pour lui, aucune race ne détient le monopole de la pensée : « Nous avons les ressources, nous avons l’imagination. À travers cette exposition, nous voulons le rappeler au monde », soutient-il.
L’ambition est claire : décoloniser le regard, faire du rebut un médium noble, et de la récupération un geste politique. Il s’agit de démontrer que ce que d’autres perçoivent comme des résidus peut devenir source de création, d’emploi, de dignité. Et, surtout, de penser un avenir désirable à partir des ruines du présent. À travers les œuvres, une cartographie de l’imaginaire africain se dessine. Une cartographie écologique, spirituelle, technologique. Rufisque y apparaît comme toponyme fondateur, à la fois port de mémoire et point d’ancrage : de Rio Fresco aux palmiers recréés en tôle, les artistes reconstruisent un paysage oublié.
Une Afrique qui se raconte autrement L’environnement n’est pas seulement un décor à préserver, c’est une mémoire vivante à sauver. En convoquant l’histoire locale, les mythes africains, les figures animales et les savoirs traditionnels, ici, les artistes rappellent que l’Afrique est une matrice féconde d’innovations. Le recyclage devient un langage universel, une manière de dire : « Nous avons toujours fait avec peu. Mais ce peu peut faire beaucoup. » Au final, « Art Récup & Environnement » dépasse le cadre de l’exposition classique.
C’est un manifeste à ciel couvert, une mise en tension du regard, une tentative de réinvention du monde à partir de ses ruines. Dans un pays comme le Sénégal, confronté à l’érosion côtière, à la gestion problématique des déchets et à une urbanisation galopante, cette proposition artistique n’est pas un luxe. Elle est une urgence. L’exposition rappelle une évidence que nos sociétés modernes tendent à oublier : ce que nous rejetons nous définit autant que ce que nous conservons. Les artistes ici nous tendent un miroir. Et dans ce miroir, ce sont nos habitudes, nos négligences, nos méprises qui apparaissent. Mais aussi, heureusement, notre capacité à réparer, à rêver, à créer malgré tout.
À travers ses œuvres mouvantes, sa scénographie habitée et ses revendications silencieuses mais claires, l’exposition « Art Récup & Environnement » transforme le Grand Théâtre en un haut lieu de réflexion artistique et environnementale. Elle invite à une réconciliation entre l’homme et son milieu, entre l’Afrique et son image, entre l’art et la vie.
Adama NDIAYE