Jusqu’au 7 septembre 2025, au Musée Théodore Monod d’art africain de l’Ifan, l’artiste Taha Diakhaté offre un voyage intérieur. Il faut être. Conscient. Il a tenu le vernissage de son exposition « Melokaan », jeudi 21 août. Ses œuvres ne se contentent pas de se montrer : elles interrogent, elles provoquent, elles font vaciller la frontière entre le réel et le rêve.
Le Ça. Le Moi. Le Surmoi. Trois forces. Trois tensions. Freud a décrit l’homme comme un champ de bataille. Le Ça, pulsion brute. Le Moi, fragile médiateur. Le Surmoi, voix intérieure, morale et interdits.Entre ces instances se construit l’identité. Toujours instable. Toujours menacée. Taha Diakhaté en fait peinture. En fait chair. En fait lumière.
Son exposition « Melokaan », dévoilée jeudi 21 août au Musée Théodore Monod de Dakar, en présence de l’artiste plasticien Kalidou Kassé, par ailleurs parrain de l’exposition, Kai Baldow, ambassadeur d’Allemagne au Sénégal et de l’ancien ministre Abdoulaye Racine Kane, est un miroir dressé face à l’âme.
Une vingtaine d’œuvres en peinture. Deux sculptures. Autant de fragments de conscience. Autant de blessures mises en couleurs. « Melokaan », en wolof, explorant les notions d’être et de paraître, de réalité et d’apparence, dit l’équilibre. Le lien. L’entre-deux. Ce mot devient ici une métaphore universelle.
L’artiste interroge ce qui sépare l’être de l’apparence. Ce que l’on est, et ce que l’on croit devoir être. Chaque toile incarne ce passage. Chaque œuvre creuse une faille où l’homme vacille. On entre dans la salle comme on franchit un seuil. Rien de décoratif. Tout est appel. Tout est mémoire.
Les titres le rappellent : Xel (la conscience), Xalaat (la pensée), Être et savoir. Les mots sont des clés. Les images, des portes. On avance dans l’exposition comme dans un rêve lucide. Chaque pas resserre le fil entre réalité et mystère.
Le sommet de cette traversée se nomme « Nekk », Être. Une silhouette s’élève. Bras ouverts. Mains offertes. Yeux fermés. Corps suspendu comme en méditation. Une figure fragile, mais lumineuse. Autour, des étoiles. Ciel intérieur, cosmos intime.
Trois toiles déclinent ce mystère : un œil, une main, un pied. Symboles élémentaires. Traces de ce que nous sommes. Diakhaté précise : « Ma référence, c’est le Coran. En islam, dans l’au-delà, l’œil parle, la main parle, le pied parle. » Le spectateur comprend : rien ne se tait. Tout témoigne. Le corps devient mémoire. L’être devient jugement.
« Chaque être humain devrait atteindre ce niveau de conscience », dit l’artiste. La leçon est limpide. Se connaître. S’assumer. Ne pas fuir sa couleur. Ne pas travestir son identité. Être. Simplement être.
L’exigence d’exister
Sa peinture est une philosophie. L’huile, travaillée avec solvants, produit une clarté singulière. La lumière affleure. L’acrylique dialogue avec le collage. Et surtout, cette méthode particulière : la superposition de toiles. Plusieurs couches. Une première, une seconde, qu’il déchire. La première réapparaît. Puis une autre.Ainsi se compose une mémoire en strates. Comme l’homme lui-même. Fait de couches, de cicatrices, d’expériences enfouies. « Quand je peins, je laisse le pinceau dérouler », confie-t-il. Chez lui, rien n’est imposé. Rien n’est verrouillé. L’œuvre respire. L’œuvre s’ouvre. Elle accueille le regard comme une confidence.
Né en 1968, formé à l’École nationale des Arts, initié dès l’adolescence par son oncle Mamadou Diakhaté, dit Tapha, Taha Diakhaté a bâti son langage entre Dakar et l’Europe. En Allemagne, en Italie, en France, en Belgique, au Luxembourg, il a enrichi sa pratique. Mais jamais il n’a rompu avec ses racines.Il est décorateur. Performeur. Peintre. Toujours explorateur. Depuis plusieurs années, Taha construit sa recherche artistique autour d’un thème central : l’homme. « Quand je parle de l’homme, je veux toucher sa conscience », explique-t-il. Ses installations deviennent ainsi des métaphores visuelles qui traduisent des questionnements intimes et collectifs.
Déjà, en 2011, avec « Xoolal sa bopp » à la Galerie nationale d’art (« Regarde-toi »), il appelait à l’introspection. Avec « Melokaan », il reprend ce fil. Plus profond. Plus mystique. Ce n’est plus seulement « se regarder ». C’est « être ».Diakhaté ne veut pas être prophète. Mais il porte un message universel. « Chacun a cette lumière en soi », dit-il. Le beau est partout. Il faut savoir le voir. Son exposition devient une initiation. Non pas seulement une succession de toiles, mais une traversée intérieure.Le spectateur sort troublé. Il a vu des couleurs, mais il a surtout vu son reflet. L’art de Taha Diakhaté ne se contente pas d’orner les murs. Il ouvre des abîmes. Il force à se poser la question essentielle : qu’est-ce qu’être ? « Il faut être. »
Au sein l’exposition, la phrase revient comme un leitmotiv. Être Africain sans s’excuser. Être homme sans se masquer. Être soi, entre naissance et mort. Deux « Melokaan », deux passages, deux rives. Entre ces rives, une mission unique : devenir conscient de soi.
L’exposition de Diakhaté n’est pas un décor. C’est un appel. Une secousse. Dans un monde où l’identité se dilue, où les apparences triomphent, elle se dresse comme un rempart. « Melokaan » est plus qu’une exposition. C’est une philosophie. Un poème en images. Une prière silencieuse. Une résistance à l’oubli. Un rappel essentiel : exister, pleinement.
L’art engagé
Deux sculptures complètent « Melokaan » juste devant la porte d’entrée, le ciel témoin. Elles sont esthétiques. Profondes. Engagées. Elles ne décorent pas. Elles interpellent. Elles parlent sans mot.
La première, 320 x 300 cm, déploie des corps en mouvement. Ils franchissent un passage, hésitent, tombent, se relèvent. L’image est claire : la jeunesse africaine cherche son avenir. Migrer. Espérer. Se perdre. Retrouver sa voie. L’exil devient allégorie. Espoir et drame se mêlent. La traversée n’est jamais neutre. Elle est désir. Elle est vie.
La seconde installation, haute de 390 cm, prend la forme d’une prison (Fer, verre, perruques, cadenas, etc.). Elle évoque la dépigmentation et l’usage de cheveux artificiels. Corps et visages transformés. Perte de repères. Aliénation. Normes imposées.
Diakhaté alerte : « Dommage, cette mentalité qu’une femme dépigmentée trouve plus facilement un mari. Nous sommes noirs. Nous n’avons pas besoin de changer notre couleur ». Derrière ces mots, un cri silencieux.
L’homme au centre
Il dénonce aussi les sacrifices financiers et sociaux. La beauté naturelle et l’acceptation de soi doivent primer. Pour lui, dans un ton humoristique, la vérité d’un corps ne se négocie pas.« Melokaan », titre choisi avec soin, est le fil rouge de cette réflexion. Il prolonge les expositions « Xoolal sa bopp » et « Yeewu, leen ». Toutes ces présentations interrogent la conscience humaine : sommes-nous pleinement conscients de qui nous sommes ?Changer sa couleur de peau ou trahir son identité est un symptôme. Une blessure profonde. Ainsi, l’artiste pousse le spectateur à réfléchir. À ressentir. À débattre.
Dans cette démarche artistique, l’art ouvre le dialogue. Diakhaté associera prochainement le sociologue Djiby Diakhaté pour enrichir la discussion dans le cadre de cette exposition. « Une exposition, c’est aussi une réflexion de soi », dit-il.« Melokaan » dépasse la création plastique. C’est un espace de conscience, un lieu où le regard devient initiation, où l’œuvre devient miroir. À travers « Melokaan », l’artiste s’adresse aux femmes et à la société entière. Chaque spectateur est invité à se questionner sur ses choix, ses influences, son identité.
L’art devient arme pacifique mais puissante. Il éveille. Il transforme. Il impose le regard. Il force à être conscient.Il faut être. Conscient. Être pleinement. Tenir son espace. Respecter sa valeur. Voilà le fil rouge de Taha Diakhaté. Entre rêve et réalité. Entre esthétique et message social. Entre l’homme et sa conscience. Entre l’ombre et la lumière.L’expo est visible jusqu’au 7 septembre 2025.
Adama NDIAYE