Voyage au cœur d’un village sérère où le sacré dialogue avec la science, où le baobab se dresse comme gardien des âmes, et où les mystères de l’ancestral continuent de façonner le quotidien.
Faoye. Rien que le nom évoque l’éloignement, la profondeur d’une terre reculée. Situé à moins de 10 kilomètres de la commune de Djilass, dans le département de Fatick, ce village sérère est posé comme une presqu’île, enlacée par les eaux calmes et capricieuses du fleuve qui court vers Sangomar. Ici, la nature règne en maître. Les cases en paille alternent avec des maisons ceintes de palissades, comme pour garder intacte une intimité séculaire. Les champs s’étirent en taches vertes, ponctués par des silhouettes de baobabs qui semblent veiller sur les hommes.
Faoye respire la sérénité, un mélange de fraîcheur et de silence, brisé seulement par les cris des oiseaux et le clapotis des pirogues qui vont et viennent. Mais derrière cette paisible apparence, se cache une autre réalité : Faoye est un village mystique, une terre de rituels et de secrets. Depuis des siècles, il abrite un site sacré, un baobab gigantesque que l’on dit habité par des forces invisibles. C’est là que se joue une partie de la vie spirituelle et sociale du Sine. On y vient pour demander protection, rompre un envoûtement, se libérer du mauvais œil. Ici, dit-on, le mal peut être ôté en moins de cinq minutes.
Au détour d’une piste argileuse cabossée par les pluies, le sanctuaire se dévoile. À la sortie du village, un immense baobab se dresse, comme enraciné dans le ciel. À ses côtés, un caïlcédrat étend ses branches, complétant ce décor à la fois majestueux et inquiétant. C’est là que les hommes et les femmes viennent, parfois de très loin, pour se purifier. Le lieu porte un nom : Loungougne Diouf. Pour les habitants, il ne s’agit pas d’un arbre ordinaire, mais d’un passage obligé, une porte invisible entre le monde des vivants et celui des forces invisibles.
Héritage des ancêtres Mamadou Gningue, conservateur actuel du site, raconte : « Ce baobab existe depuis plus de cinq siècles. Tous les rois du Sine y passaient pour se purifier. Le rituel consiste en un bain mystique sous l’arbre, censé délivrer des envoûtements, de la sorcellerie, du mauvais sort, de la malchance ou encore du blocage. En cinq minutes, la personne est protégée ». Chaque lundi et jeudi, les séances de libation et de délivrance attirent des dizaines de visiteurs, venus de tout le Sénégal. Le rituel coûte 2000 FCFA. « Ici, tout le mal est vaincu », assure M. Gningue. L’homme qui veille sur ce sanctuaire n’est pas un marabout traditionnel ni un guérisseur au parcours classique. Mamadou Gningue est d’abord un scientifique.
Pendant trente ans, il a enseigné les sciences physiques et chimiques en tant que fonctionnaire du ministère de l’Éducation nationale. « Je n’avais jamais pensé occuper cette fonction. J’ai consacré ma vie à l’enseignement. Mais je suis l’aîné de ma famille, et quand les ancêtres appellent, il faut répondre. Depuis quatre ans, c’est à moi qu’incombe la charge de perpétuer ce rituel », confie-t-il. Dans sa voix résonne un mélange de résignation et de fierté. « Je reste un scientifique, mais ici, je suis aussi dépositaire d’un savoir ancestral. C’est un héritage familial que je ne peux renier », assure Mamadou. « Le Président Senghor venait ici chaque année » Le baobab sacré de Faoye attire des foules hétéroclites.
Anonymes en quête de guérison, familles entières à la recherche de protection, mais aussi notables et figures publiques. Mamadou Gningue se souvient : « Le Président Léopold Sédar Senghor venait ici chaque année pour se purifier. Comme beaucoup d’autorités, il considérait ce rituel comme indispensable. » Cette fréquentation illustre le poids du site dans l’imaginaire collectif. Dans le Sine, la frontière entre religion révélée et croyances ancestrales s’estompe. L’Islam, majoritaire, n’a pas effacé le respect des lieux mystiques. Beaucoup voient dans ces rituels une continuité avec leur identité sérère. Mais Faoye ne se résume pas au sanctuaire de libation.
Derrière l’image rassurante d’un lieu de délivrance, le village cache un passé plus sombre. Non loin de là existait un autre site, aujourd’hui, englouti par un bras de mer, où l’on réglait les comptes. Là, la justice des ancêtres se faisait implacable. Birame Wade, ancien du village, raconte : «Quand quelqu’un avait été offensé, il venait déposer sa plainte devant le canari sacré. On écoutait sa version, on enquêtait jusque dans le village de l’accusé, en prévenant sa famille et le chef du village.
Trois jours plus tard, si le conflit n’était pas réglé, on passait au rituel. » Ce rituel glaçant consistait à frotter deux pierres noires ramassées sur la plage, en récitant des prières. Trois jours après, un membre de la famille de l’accusé voyait son ventre enfler comme un ballon. Il avait alors trois jours pour venir rompre le sort. Faute de quoi, la mort frappait, inexorable, touchant les proches les uns après les autres, jusqu’au coupable. « Ce rituel a causé beaucoup de morts », déplore Mamadou Gningue. «Mais depuis un siècle, avec l’islamisation, nous avons arrêté. Les connaissances existent encore, mais nous ne pratiquons plus », rassure-t-il.
À Faoye, le sacré a donc deux visages : celui qui délivre et protège, et celui qui punit et détruit. Deux forces opposées, mais indissociables dans l’équilibre d’un monde régi par l’invisible. Le site de libation reste, aujourd’hui, actif, symbole de protection. Le site de punition, lui, appartient à l’histoire, enfoui dans la mémoire collective. Mais il rappelle combien les sociétés traditionnelles savaient mobiliser le sacré pour maintenir l’ordre social.
Chaque semaine, malgré l’état dégradé de la piste qui mène au village, des dizaines de personnes bravent les intempéries pour venir à Faoye. Pendant l’hivernage, le chemin argileux devient un véritable parcours du combattant. Mais l’espoir de délivrance est plus fort que les difficultés. Les séances de libation, rythmées par des chants, des ablutions et des prières, durent à peine quelques minutes. Un pèlerinage qui perdure Pourtant, elles marquent profondément ceux qui les vivent. Beaucoup repartent convaincus d’avoir laissé derrière eux les chaînes invisibles du malheur.
Dans cet endroit mystique et mythique, la figure de Mamadou Gningue incarne la singularité de Faoye : celle d’un site où la rationalité scientifique cohabite avec la spiritualité ancestrale. « Je reste un professeur de sciences. Mais ici, je dois aussi accepter ce que la science ne peut expliquer », dit-il. Ce paradoxe fascine. Comment un homme formé à la rigueur des lois physiques peut-il assumer le rôle de gardien d’un rituel qui défie toute explication rationnelle ? Peut-être parce qu’au-delà de la logique, il y a le poids des héritages, des symboles, des identités. En tout état de cause, Faoye n’est pas seulement un village : c’est un conservatoire de la mémoire sérère.
Son baobab sacré, ses récits de délivrance et de punition, ses héritiers malgré eux, composent une fresque où l’histoire, la religion et la culture se tissent. Dans un monde où la modernité tend à effacer les traditions, ce petit village du Sine rappelle que le sacré ne disparaît jamais vraiment. Il se transforme, s’adapte, mais continue de hanter et de nourrir les communautés. À Faoye, le mystique n’est pas une relique du passé. Il est une force vivante, enracinée dans l’ombre d’un baobab qui délivre et qui protège.
Par Babacar Guèye DIOP et Marie Bernadette Sène (Texte) et Ndèye Seyni SAMB ( Photos)