À Malem Hodar, les arbres ne sont pas juste là pour faire de l’ombre, ils observent tout, y compris vos maladresses d’enfant et vos premières révoltes contre l’école française. Entre un baobab plus sage que la moitié des adultes et une narratrice qui a plus de mal à tenir en place qu’un singe sur une branche, Ken Bugul nous entraîne dans un voyage où l’exil devient comédie, la solitude devient farce et les catastrophes personnelles se transforme en poème sensoriel. De l’Afrique à l’Europe, on trébuche sur le déracinement, on rit de nos maladresses et parfois, on se surprend à sourire devant le désordre de la vie. Le Baobab fou n’est pas un roman pour ceux qui cherchent la tranquillité, c’est un roman qui secoue, qui chatouille et qui vous rappelle que même les arbres ont un humour discret… mais décapant.
Le roman s’ouvre sur Malem Hodar, un village au cœur du Ndoucoumane. Là, le soleil chauffe doucement la peau, le vent fait frissonner les feuilles, et le baobab étend ses branches larges et solides au-dessus des cases. Ce baobab n’est pas seulement un arbre, il est présence, repère, témoin. Chaque matin, la narratrice le voit se dresser dans le ciel clair, immobile, et elle sent déjà le poids des racines et la voix des générations qui l’ont précédée. Ses jeux, ses apprentissages, ses premières sensations du monde s’ancrent dans ce paysage. Les anciens racontent des histoires, la vie s’organise autour des rites, des paroles et des gestes quotidiens.
La narratrice grandit avec l’absence de sa mère, d’un père aveugle qui en avait 95 ans alors qu’elle n’en avait que 5, mais aussi avec l’intensité de chaque détail du village. Tout cela construit sa conscience du monde et d’elle-même, et déjà, elle sent la tension entre ce qu’elle connaît et ce qu’elle pressent être ailleurs.
L’école française, pourtant, est un horizon différent. Le français qu’on lui apprend, les règles strictes, les leçons, l’idée d’un monde plus vaste que le village la fascine autant qu’elles l’éloignent de ses racines. Elle perçoit un décalage dans la frontière entre l’enracinement et l’aspiration au voyage. Les mots appris et les phrases récitées créent un pont fragile entre le connu et l’inconnu, entre la sécurité de son village et le vertige de ce qui l’attend.
En 1971, la narratrice quitte Malem Hodar pour la Belgique. L’Europe n’est pas le paradis imaginé. Le froid, la solitude, les gestes et les regards étrangers, le bruit, l’odeur de la ville, tout devient épreuve et révélation. Elle est seule, souvent incomprise, et son corps devient le miroir de ses émotions. La vie se transforme en un « labyrinthe de l’inhumain». Elle oscille entre amour, désir, abandon, douleur, souffrance et émerveillement. L’avortement, la drogue, la prostitution ne sont pas des anecdotes, elles font partie de l’expérience qui forge la conscience, qui révèle la fragilité et la force de l’être humain.
Tous les instants vécus sont transformés en matière littéraire. La narratrice raconte ce qu’elle vit avec une lucidité qui frappe et une poésie interpellative. « Le Baobab fou » de Ken Bugul articule autofiction, fragmentation narrative et focalisation interne pour matérialiser l’éclatement identitaire et le déracinement postcolonial de la narratrice. La syntaxe heurtée, les phrases nominales et le lexique cru créent une poétique de la dissonance, traduisant l’urgence de dire et la tension entre intimité et marginalité.
La figure du baobab fou, archétype inversé, symbolise mémoire collective brisée et tradition disloquée, tandis que le corps féminin exposé et transgressif installe une voix subversive qui déconstruit les normes africaines et les illusions occidentales.
Génétique textuelle et Intertextualité
Sur le plan intertextuel, le roman dialogue avec la littérature mondiale, renvoyant à bien des égards à Franz Kafka (Le Procès, 1925) dans l’absurdité et l’aliénation sociale, à Virginia Woolf (Mrs Dalloway, 1925) dans la fragmentation de la conscience et le flux de la subjectivité, à James Joyce (Ulysses, 1922) pour l’écriture du quotidien introspectif et dispersé, ainsi qu’à Sylvia Plath (La Cloche de détresse, 1963) pour l’expression de la souffrance psychique et de l’aliénation féminine.
Le texte conserve également une résonance aux écrivaines africaines francophones comme Leonora Miano et à des classiques de la littérature postcoloniale comme Chinua Achebe, établissant un réseau intertextuel riche qui confronte tradition, modernité et exil. Le roman offre ainsi une poétique de rupture, où temps, espace et subjectivité se recomposent, transformant l’intime en dispositif critique et esthétique d’une littérature postcoloniale et féminine radicale.
Le style de Ken Bugul accompagne cette immersion. Les phrases respirent, se tendent, s’allongent ou se brisent, suivant le rythme des émotions. Les images sont sensorielles, tactiles, olfactives et corporelles. On voit, on touche, on entend ce que la narratrice ressent. Les digressions, les répétitions et les fragments de pensée donnent au récit un rythme intérieur qui fait sentir le flux de conscience, la complexité de l’esprit et du corps.
Le baobab revient sans cesse. Dans les souvenirs de l’enfance, dans les errances européennes, dans les moments de solitude et de doute, il reste repère et symbole. Enracinement face au déracinement, permanence face au mouvement, mémoire face à l’oubli. Il traverse l’espace et le temps du roman, offrant un point fixe dans le tumulte de la vie.
La narratrice explore aussi son corps et sa sexualité. Les désirs, les limites, les douleurs et les plaisirs deviennent un terrain de connaissance de soi et d’affirmation de liberté. Ken Bugul transforme ces expériences intimes en matière poétique. Le roman explore la tension entre tradition et modernité, enracinement et déracinement, corps et esprit. La narratrice transforme la marginalité en force, et son nom, Ken Bugul, « celle dont personne ne veut », devient manifeste et affirmation de singularité.
Le récit rend aussi sensibles la mémoire et le temps. Les passages ne suivent pas toujours l’ordre chronologique, ils se mêlent, se répondent, se superposent, créant un effet de labyrinthe où passé et présent se répondent. La fragmentation du récit est une technique qui traduit le flux psychique et la multiplicité des expériences, le mélange d’ombre et de lumière, de douleurs et de joies, de passé et de présent.
À travers « Le Baobab fou », le lecteur traverse le Sénégal et l’Europe, Malem Hodar et Bruxelles, l’enfance et l’âge adulte, le corps et l’esprit. De l’incipit à l’excipit, Ken Bugul, sans le vouloir peut-être, invite à ressentir, à pénétrer le rythme des sensations, à contempler la beauté fragile et complexe de la vie.
L’écriture devient catharsis, instrument de liberté et souffle poétique. La narratrice transforme ses expériences en méditation sur l’identité, la mémoire, l’enracinement et le déracinement. Ken Bugul affirme une voix unique, sensible, courageuse, capable de faire vibrer le lecteur au rythme des émotions et des images.
Par Amadou KÉBÉ