Il a 25 ans, des rêves, des fantasmes, des illusions peut-être, mais il y croit. Il est « locksé », il a une frimousse à la Joe Ouakam. Il est un peu désordonné, non trop, aux yeux de ceux qui ne voient l’art nulle part. Ce qu’il possède, sans a priori, c’est une force, une énergie débordante pour son art. Khadim Bamba Dia, dit Plume-Perdue, est « poésie et prophétie ».
Plume-Perdue ! Plume-Perdue ! Plume-Perdue ! Et la voix se tait et vous laisse dans la solitude, sur le chemin, avec l’écho de « Plume-Perdue ». Il est reconnu. Avant qu’il ne déclame ou même qu’il n’explore son énergie corporelle sur scène, des voix acclament « Plume-Perdue ». C’est cela un artiste. Émouvoir, non au sens d’un prestidigitateur, mais d’un ensorceleur, habité, qui distille sa sensibilité aux autres, sans rechigne.
« Il verra naître un grand maître des mots dont le cœur sera dompté par la poésie », ainsi parlait Plume-Perdue, comme Zarathoustra. Cet ensorceleur qu’il est, est né à Saint-Louis du Sénégal. Khadim Bamba Dia dit Plume-Perdue décrit sa ville natale comme un lieu à la fois mythique et matriciel.
« Je suis né entre le doux et l’amer, entre le fleuve et la mer. À Saint-Louis, ville-pont, ville-poème. Là où les eaux se croisent et les mémoires s’entrelacent », poétise-t-il, guilleret. Ce territoire d’eau et de mémoire, il l’envisage comme un socle fondateur.
Il grandit dans un environnement profondément marqué par la présence féminine. « Mon enfance a été marquée par une forte énergie maternelle, une présence féminine constante », confie-t-il. Sa mère, enseignante, joue un rôle central dans sa gestation intellectuelle. Et lorsqu’elle était absente, ce sont ses tantes ou sa grand-mère qui prenaient le relais, toujours avec « cette tendresse inébranlable ». Il évoque aussi sa grande sœur qui, dit-il, a veillé sur lui comme une protectrice. Ce tissu familial tissé par les femmes a nourri en lui « une liaison profonde et spirituelle avec la femme », souligne-t-il.
À leurs côtés, une figure masculine veille également : « Mon grand-père, le vieux sage, apportait toujours de précieux conseils, un regard éclairé sur la vie », s’est-il souvenu.
Son éveil artistique ne suit pas une trajectoire évidente. « Jamais je n’ai rêvé d’être artiste», confesse l’artiste. Dans son enfance, il aspire plutôt à devenir journaliste, ou même président de la République. Mais une sensibilité précoce au monde invisible le traverse déjà.
« J’aimais sortir au crépuscule ou à 14h, parce qu’on disait que c’était l’heure où les djinns et les esprits de la vie se promenaient. Moi, je voulais les croiser. Je marchais pieds nus entre les poteaux d’électricité, espérant me battre avec les esprits qui y vivent. » Il ajoute, avec recul : « Je crois que c’était déjà une façon d’écrire… sans mots ».
Quel culot ! Plume-Perdue a suivi un parcours scolaire classique, marqué par la rigueur et la détermination. En 2021, il obtient une licence en agronomie, pensant initialement que la science tracerait son avenir. Mais très vite, une révélation s’impose. Cette voie ne lui apporte pas le bonheur. Il prend alors une décision radicale, celle d’abandonner les études pour se consacrer pleinement à l’art. Un choix difficile, parfois incompris, mais profondément vital. « Je sentais que ma place était ailleurs, dans la création, dans la parole, dans l’humain », argue-t-il.
L’événement déclencheur survient en 2014, lorsqu’il est contraint de quitter sa mère pour poursuivre ses études à Podor, dans le Fouta. C’est là que sa parole poétique émerge pour la première fois : « C’est au bord du fleuve de Podor que j’ai écrit mes premiers poèmes. C’est là que mes ressentis ont trouvé des mots. C’est là que j’ai compris tout ce qui sommeillait en moi », explique le slameur.
Poète et performeur de talent, Plume-Perdue s’est illustré à travers plusieurs distinctions marquantes, autant sur le plan national qu’international. Il remporte le premier prix de slam au concours sur l’avortement médicalisé organisé par l’Association des juristes sénégalais, avec un texte puissant mêlant droit, corps et dignité.
Sa plume se distingue aussi au concours international « Slam Covid », organisé par l’Unesco et le Hcdh, où il offre une parole de résistance face à la pandémie. En poésie également, il décroche le premier prix du concours « Déclare ta flamme à Free », livrant une ode à la tendresse à l’ère numérique.
Ancré dans sa ville natale, Saint-Louis du Sénégal, il est double champion régional de slam, affirmant une reconnaissance locale forte, à la mesure de son ancrage artistique. Enfin, son talent est célébré au niveau national en tant que lauréat du Festival national des Arts et de la Culture (Fesnac), consacrant l’excellence de son engagement poétique et artistique.
Entre souffle mystique et cri du monde
Né dans une famille où rien ne le prédestinait à l’art, il a pourtant choisi la parole comme voie et voix. Poète, performeur, croyant soufi, il est l’un de ces artistes insaisissables, pour qui l’acte de dire est aussi un acte de vivre. Depuis Saint-Louis, sa ville d’ancrage et de résonance, il invente une poésie traversante, incarnée, nourrie autant par le verbe que par la scène.
À ses débuts, il entre par la porte du slam, séduit par sa force immédiate. Mais très vite, il dépasse le genre. « Le slam m’a ouvert un monde, mais j’ai compris que ce n’était qu’un début. Je ne me définis plus comme slameur. Je suis poète, performeur, mystique. Je travaille la parole sous toutes ses formes ». Inspiré par la liberté d’un Joe Ouakam, la puissance poétique d’un Djibril Diop Mambéty ou les compositions mythiques de Wasis Diop, il développe une œuvre transversale, où se croisent récitation, performance physique, écriture, chant, image et musique.
Son œuvre explore aussi les points de tension entre la scène et le sacré. Marqué par l’enseignement soufi, il considère la poésie comme une voie d’élévation, un exercice de vérité. « La spiritualité irrigue tout mon travail. Écrire, pour moi, c’est prier. Dire, c’est interroger l’invisible ».
En 2023, il publie Poésie et Prophétie, un premier recueil à la croisée du témoignage et de la quête. Édité chez Ndaxnam, le texte s’ouvre sur une citation de Cioran et déroule un long monologue nourri de solitude et d’espérance. « Je l’ai écrit comme on lance une bouteille à la mer », confie-t-il. Ce livre est le point de départ d’un cycle, il travaille aujourd’hui sur « Promis, demain j’arrête ! », un second recueil plus urbain, plus cru, traversé par le doute et l’ironie.
Sa poésie se prolonge en images et en sons. En 2024, il réalise le clip Dooley Mbëggeel (l’amour du cœur), manifeste poétique tourné dans Saint-Louis. Ce clip préfigure Gàngunaay, un album en gestation, dans lequel il mêle poésie, voix intérieures, sons de la tradition et textures modernes. L’album sera une traversée : entre nuit mystique et cri du monde.
Artiste de scène, il multiplie les performances à travers le continent : Festival international de Jazz de Saint-Louis, Festival Slam Nomade, KinAct à Kinshasa, résidence à l’Espace Médina, lectures à l’Université Gaston Berger. En 2025, il représente le Sénégal au Festival Bangwe aux Comores. « Je n’ai pas de personnage. Je monte sur scène avec mes tremblements. C’est ce qui fait que la parole touche », dit-il.
Engagé dans des collaborations artistiques exigeantes, il croise les langages avec le photographe Salif Keita sur Death of Me, méditation visuelle sur l’intime et la perte, avec le poète Sidi Ba sur Tukki, texte-performance sur la traversée et la migration, avec le danseur Roger Sarr sur Ambition Binocarde.
Son art point n’est qu’esthétique. Il est aussi politique, au sens profond. « Je viens d’un milieu où faire de l’art, c’est déjà une trahison. J’ai dû désobéir pour être moi-même. Refuser l’assignation ». Cette marginalité assumée devient une posture de création. Dire ce qui dérange, faire entendre les voix oubliées, porter une parole située, lucide et sensible : « Je ne suis pas là pour plaire. Je suis là pour témoigner ».
Aujourd’hui, il creuse sa voie dans l’épaisseur du monde, entre feu intérieur et bruissement du dehors. Un poète d’aujourd’hui, sans dogme, sans parade. Juste une voix, ancrée, vulnérable, traversée. Et une certitude : « Ce qui sauve, ce n’est pas le succès. C’est la sincérité de ce qu’on porte ».
Amadou KEBE