Elle a toujours chanté. C’est tout ce qu’elle sait faire d’ailleurs. Elle a toujours subjugué, submergé et transmis des ondes de frissons et des palettes de réflexions à beaucoup de générations. L’artiste sénégalaise Kiné Lam est une muse, une fée de la musique africaine. 50 ans de mélodies, de leçons et de poésie, l’éternelle amoureuse de feu son mari Ndongo Thiam a bercé le Sénégal et la sous-région. Son œuvre est un creuset de mémoire, de fragments d’histoires et une manne culturelle.
Il y a quelques mois, le groupe de recherche sur les expressions culturelles contemporaines (Gre2C) et le laboratoire de Littératures et civilisations africaines de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar ont consacré une large journée d’étude à l’œuvre de l’immense chanteuse sénégalaise Kiné Lam. Ce n’est pas étonnant, mais un peu tard. Mais, il vaut mieux tard que jamais n’est-ce pas ? Voilà maintenant que son œuvre est devenue un objet de réflexion. Kiné, née Fatou Lam est cette voix qui s’élève, cette étoile filante fendant la nuit du Sénégal. Sa musique est un souffle d’Afrique, un chant ancien porté par les vents, glissant sur les rives dorées du temps, où le passé et le présent se rejoignent dans une danse éternelle. Sa voix, douce et puissante à la fois, est un ruisseau sinueux serpentant entre les pierres de la mémoire. Elle chuchote des secrets d’antan, puis hurle des vérités profondes comme des vagues frappant les falaises d’une île lointaine. Elle caresse l’air de sa tendre douceur, avant de s’enflammer, de devenir flamme et brasier, emportant l’auditeur dans un tourbillon d’émotions. Comme un poème, elle déploie ses courbes, ses silences, ses éclats, où chaque mot qu’elle chante devient une étoile scintillante dans le ciel d’un univers inconnu.
PRÉMICES D’UNE BELLE CARRIÈRE
Les instruments qui l’accompagnent sont des complices de son voyage. Les percussions, battements d’âme, comme des coups de cœur, frappent l’air avec une énergie primitive, incantatoire, faisant naître des frissons sur la peau. Le sabar, tel un tambour de guerre, fait vibrer les profondeurs de l’univers, tandis que le xalam, tendu comme un arc, laisse filer des mélodies légères, cristallines comme les gouttes d’une pluie d’été. « Dans ses chansons, son discours électrisant aux tonalités didactiques, épiques, dramatiques, lyriques, satiriques, etc. est enveloppé dans une mélodie rythmique qui frappe le cœur et interpelle la tête. Sa musique est entendue, sentie, écoutée avant d’être comprise », explique Dr Ibrahima Faye, spécialiste des littératures orales et civilisations africaines et chargé de recherche au département de Langues et Civilisation africaines de l’Institut fondamental Afrique noire Cheikh Anta Diop.
Sa voix est un don, sa puissance vocale un talent. Elle est donc naturellement née pour ébranler le monde tout doucement. Kiné Lam Mame Bamba, celle qui allait devenir une diva incontestée de la musique sénégalaise, est née à l’aube de l’indépendance du Sénégal, le 8 novembre 1958, dans le quartier populaire de Grand-Dakar. Issue de Mbaye Lam et de Khady Samb, tous deux de lignée griotte, Kiné fait ses premières humanités à l’école primaire Waagu Niaay 2, avant de poursuivre à Guédiawaye où il a eu son Certificat de Fin d’Études Élémentaires et réussi son examen d’entrée en Sixième, après le déménagement de ses parents. En 1972, elle accède ainsi au Lycée Canada, actuel collège Cheikh Anta Mbacké à Pikine. C’est dans cet établissement que l’art ouvre ses bras à Kiné Lam par le truchement de la troupe théâtrale scolaire. Elle ne chantera pas de prime abord, mais bien après. Dans ce bouillonnement artistique de la banlieue dakaroise, Kiné se découvre peu à peu. Elle commence l’aventure des chants dans les événements de luttes traditionnelles qu’elle animait, moyennant un pécule qu’elle versait à sa mère. Elle obtient alors la bénédiction de sa mère. À cet effet, la musique de Kiné Lam est devenue une rivière, fluide et inaltérable, sculptée par les tempêtes et les calmes. Elle façonne ainsi une signature vocale qui nous transporte au cœur d’un paysage vaste et sacré, sans fin. L’année 1975 sonne le glas d’une carrière d’amateur. L’éternelle amoureuse de son mari Ndongo Thiam, aujourd’hui disparu, signe sa première chanson, « Mame Bamba ». Dans une prestation au stade Iba Mar Diop, elle sera présentée par Abdoulaye Nar Samb, sous le nom Kiné Lam Mame Bamba, l’éternel nom qu’elle portera, nous renseigne Mouhamed Sow dans son podcast « L’envol de Kiné Lam ». Cette chanson est devenue un éclat de lumière dans une nuit étoilée, un éclair qui frappe sans prévenir.
OPUS SUR OPUS
Kiné Lam est une poétesse du son, une magicienne des âmes, une visionnaire qui, à travers son art, fait naître des mondes. Avec le morceau « Mame Bamba », Kiné Lam parvient à nouer un duo conjoncturel avec Ndiaga Mbaye, puis en 1977 elle connaîtra une formation de courte durée avec l’Orchestre national du Sénégal. Son talent se déploie ainsi, largement. Elle tape dans l’œil du directeur du Théâtre national Daniel Sorano de l’époque, neveu du président Senghor de surcroît, Maurice Sonar Senghor. Ce dernier exige qu’elle soit auditionnée. Cette audition sera soldée par une réussite totale devant Annette Mbaye d’Erneville, Samba Diabaré Samb et d’autres illustres figures culturelles de cette époque. Elle devient membre à part entière de l’Ensemble lyrique traditionnel de Sorano en 1978. C’est en 1982 qu’elle enregistre sa première cassette, avec le Super Etoile de Dakar, à son nom. Dans la foulée, elle continue son cheminement artistique avec l’Ensemble lyrique traditionnel. L’année 1989 sera marquée par la sortie de son deuxième album « Cheikh Anta Mbacké », produit par Ibrahima Sylla au studio Jbz à Abidjan avec des musiciens comme Boncana Maïga et Abdou Mbacké du Super Jamono qui a assuré les arrangements. Dans cet album, le titre « Dogo », consacré à son mari Ndongo Thiam, avec qui elle s’est mariée à l’âge de 19 ans, devient un hymne de l’amour qui traverse le temps et devient, si on peut dire, l’œuvre de sa vie. Portée au pinacle par la réussite de son album, elle met en place son propre groupe musical : Kaggu (la bibliothèque en wolof). Une première pour une femme au Sénégal. Elle fait ainsi appel à Cheikh Tidiane Tall pour chapeauter l’orchestre avec Yahya Fall à la guitare, Ibrahima Dieng Itou à la basse, Iba Ndiaye au clavier et le duo Sibérou Mboup « Chuck Berry » et Ndiaye Samba Mboup, etc. Le Kaggu sort l’album « Balla Aïssa Boury » qui a comporté en à plus douter à la lévitation de la carrière de Kiné Lam. Ayant une notoriété indiscutable, le Kaggu renchérit avec un autre volume en 1991, « Gallass ». Dans cette production, c’est le morceau « Sëy » qui sort du lot à travers la puissance des mots et le message qu’il porte. En ce sens, Kiné Lam, à travers sa musique, est une déesse du vent, une messagère entre les mondes, une voix qui touche l’âme avec la douceur d’un souffle et la force d’un orage. Elle emporte avec elle celui qui l’écoute, le transporte au-delà du tangible, vers un univers où chaque vibration fait écho à une émotion profonde, un souvenir enfoui, un rêve partagé. Kiné et le Kaggu tourne en Europe et en Amérique. Ce cycle infernal de tournée et de concerts fait tache d’huile sur la relation entre la diva et Cheikh Tidiane Tall, nous renseigne Mouhamed Sow. Néanmoins, le groupe continue son chemin et enregistre deux autres albums dont « Touba Belel » et « Leer Gi ». Dans ce rythme harassant et la soif de produire, les deniers albums sont moins appréciés par le public, du fait de leur rapprochement avec les deux albums précédents. Le Kaggu prend alors la décision d’observer un temps de mûrissement de leur production avant de s’en attaquer à d’autres. Ils restèrent un peu plus de deux années sans sortie. Ce temps de transition leur a réussi. Ils reviennent avec un album plus abouti. L’album de 6 titres, « Noreyni » est enregistré au studio Harison à Paris.
KINE LAM ET LE « TRADI-MODERNE »
Ce qui rend la musique de Kiné Lam encore plus captivante, c’est sa capacité à fusionner les sonorités traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest avec des influences modernes. Dans chaque morceau, elle joue des lignes mélodiques qui évoquent les rythmes ancestraux, mais elle y insuffle également un souffle moderne, électrique, en phase avec les tendances musicales contemporaines. Sur la conception de Cheikh Tidiane Tall, celle que Souleymane Faye appelle « la reine du Mbalax » adopte un autre style musical qu’est le tradi-moderne. Sur ce terrain, elle sait comment ancrer sa musique dans la tradition tout en la rendant totalement contemporaine, abordable, universelle. Le mbalax, genre musical emblématique du Sénégal, est l’un des axes principaux de sa musique, mais elle l’embrasse avec une telle liberté qu’il en devient presque méconnaissable, ouvert à de multiples influences. L’album qui découle de ce concept est « Sunu Cosaan ». À ces sons organiques se mêlent parfois des basses électroniques, des synthétiseurs, des cordes électriques, créant ainsi un enchevêtrement de sons où le traditionnel se fond dans le moderne. Hélas, le métronome de ce nouveau style musical et la cantatrice se séparent. Il sera remplacé à brûle-pourpoint par Adama Faye, compositeur. Très vite, ils sortent l’album « Borom Taïf ». De l’album « Praise » qui s’en suit, en passant par « Le retour », « Cey géer », «Makkarimal Akhla », avec tous les soubresauts que sa carrière a connus, la diva n’a jamais cessé d’émouvoir le public. Le dernier album qu’elle avait commencé en 2016 avec Habib Faye est toujours suspendu dans l’attente, avec un public en déréliction qui n’attend que d’être comblé.
Amadou KÉBÉ