Tout évolue. Chaque évolution avec ses nouveautés. Chaque nouveauté fait des privilégiés, faisant aussi cesser d’autres privilèges. C’est en tout et c’est le cours normal des choses. Jusque dans la mode.
Il joint l’acte à la parole. Ibrahima Dramé tourne ses doigts pour dessiner un cercle. Pour, ainsi, traduire l’idée qu’il émet. Le tailleur fait son cercle avec sa main droite, pour rendre l’idée de cycle. À l’en croire, la mode est une question de cycle. Ainsi, telle tendance aujourd’hui démodée n’est pas forcément tombée dans le néant, définitivement, dans les tiroirs de l’oubli.
Il suffit, pense-t-il, qu’un créateur ait l’œil pour prendre du démodé des éléments qu’il mariera à d’autres plus actuels, pour qu’une nouveauté émerge. Surtout, insiste Ibrahima Dramé, il faudra trouver la célébrité qui puisse porter la création : les autres, comme par enchantement, suivront. Ça reviendra alors, la damina. Pour l’heure, la vague costume africain a presque enseveli cette tendance d’hier. Le propriétaire de Gm Sangnsé, même s’il croit à une remontada de la damina, n’en demeure pas moins concentré sur la production de costumes africains. Son atelier-boutique n’affiche que ça, principalement. « Le monde a évolué. Les gens s’habillent de plus en plus simple et recherchent beaucoup plus le raffinement du style. De plus en plus, on délaisse alors les boubous remplis de damina ».
Ainsi, Ibrahima justifie-t-il le renversement de tendance noté dans la manière de s’habiller des Sénégalaises et Sénégalais.
C’est mille fois rien
En 2015, lorsqu’il était encore en formation, M. Dramé touchait à cette machine de broderie dite 217, qui a longtemps émerveillé par les motifs qu’elle offrait dans un produit fini dit damina. Jusqu’en 2017, raconte le styliste, il en voyait assez régulièrement. Autres temps, autres modes : il avoue avoir souri, il y a quelques jours, lorsqu’il a aperçu, marchant dans le marché des Hlm, un monsieur exprimer son art via une machine à coudre petit fil populairement appelée cornière. Cette dernière, ainsi que la 217, en plus du costume africain qui ne nécessite pas leur intervention, ont pour autre ennemi… la machine. Ça n’a sûrement pas manqué d’attirer l’attention. Sur les habits maintenant, les motifs, traits et coloriages faits à la 217 ont disparu au profit de motifs, traits et coloriages d’un genre particulier. Particuliers, puisque tout est y parfaitement symétrique, moins fantastique, plus robotisé. Ce ne sont plus en fait des mains d’artistes qui guident la broderie.
Ce sont de machines… Quelque part à Dakar, une arrière-boutique. On dirait une mini-industrie. Des machines y sont alignées, de grosses têtes de machine. Des dizaines de rouleaux de fils sont disposés sur les têtes de machines. Au fond de la mini-industrie gérée par Assane Diop, un ordinateur patiente d’être nourri d’imagination. L’écran est allumé. Centré sur l’écran, un motif. Autour de l’image centrée, les rubriques d’un logiciel.
À partir de là, tout, en matière de couleurs, de contours, de courbes, se programme. Ne restera alors qu’à envoyer l’information aux têtes prêtes à reproduire au détail près l’image peinte au logiciel. Et c’est cela, qui a aussi participé à détrôner les 217 et autres petits fils… D’ailleurs, les motifs produits à la machine et garnissant cous et manches des habits à la mode sont la plus infime tâche que les machines de Assane Diop peuvent exécuter.
Ces machines, dont l’une a coûté la somme de 20.000.000 FCfa à Monsieur Diop. Ces motifs, c’est aussi la plus facile tâche. Des écussons, par exemple, Assane en produit à la pelle. Pour ce qui est spécifique à la couture, à ce qui fait tendance aujourd’hui : possible, de « coudre » environ mille « cous » en une journée ? Monsieur sourit. Quel petit chiffre, quel ridicule chiffre ! Avec ses machines, dont l’une lui a coûté 20 ronds millions, Assane Diop a assez de précision au bout des aiguilles pour traiter avec les hôtels, entre autres gros clients. La 217, en vrai, il utilisait.
Le degré de précision et de finition faisant cependant défaut, il s’est tourné vers des machines beaucoup plus performantes, dont le rendu frise la perfection. Au marché Ngélaw, le bruit des machines donne une idée de l’intensité de l’activité. Kalidou Soumaré est devant le petit espace qui lui sert d’atelier. Trois machines, en tout, tiennent l’activité du jeune homme qui trace des formes sur le tissu étalé devant lui, sur sa table de coupe.
C’était mille fois mieux
Les machines, le bruit, le travail. Et, la 217 de monsieur ? Elle n’est pas en branle : la faute aux autres grosses machines qui révolutionnent petit à petit le travail. Au temps, les tailleurs proposaient aux clients des modèles via des magazines ou des photographies. Et le téléphone est venu, changeant les habitudes de consommation, jusque dans la mode. En effet, dans sa tentative d’explication, l’homme en Baay Laat évoquera Pinterest.
C’est là, soutient-il, que vont directement certains pour choisir les modèles dont ils veulent se vêtir. Et souvent, on y voit, explique-t-il toujours, des modèles faits à la machine. Que faire alors ? Suivre ! Et devenir une sorte d’intermédiaire entre son client et le propriétaire dont on devient le client. Les marges se réduisent alors : pour un travail facturé à 35.000 FCfa, on peut se retrouver avec seulement 10.000 FCfa, regrette Kalidou. Le plus gros du gain revient au propriétaire de la machine. Et tous ne peuvent pas s’en offrir une. Il faudra compter 1.500.000 FCfa pour avoir la sienne. Un million de FCfa et plus, pour démarrer. C’est du bleu assorti de blanc, sur la table de travail de jeune homme habillé en noir et blanc. Ce qui se coupe là ira à la machine, à l’instar d’autres qu’il y a déjà acheminés. Le marché bruit, la 217 de Kalidou Soumaré s’est tue.
Elle qui, auparavant, dictait le tempo. Un autre son de cloche résonne pourtant dans un atelier situé à quelques pas de celui dont le propriétaire flotte dans un Baay Laat. Autre son de cloche donc : des machines qui dessinent au petit fil, qu’on dit cornière, vrombissent. À peine, entend-on la voix de Omar Diallo. L’aiguille de sa machine picore le tissu qui se remplit d’un fil coloré. Tout autour de lui, des machines qui bruissent, des aiguilles qui picorent, des motifs qui s’étalent sur des tissus. « C’est la tendance », reconnaît Omar Diallo, lorsque l’avènement des machines est évoqué. Lui, aussi, confirmera que les Sénégalaises portent de moins en moins des modèles façonnés avec la machine qu’il manie. Seulement, les utilisateurs de cornière ont ceci d’avantageux que beaucoup de commandes par d’autres nationalités que celle sénégalaise.
Nigéria, Togo, Guinée sont les destinations de ce que Omar Diallo et ceux autour de lui sont en train de produire. Le marché s’élargit alors ailleurs, lorsqu’ici, la terreur de certaines machines ternit l’aura d’autres machines. En attendant le retour à la damina faite à la 217, tel que prophétisé par Ibrahima Dramé.
Moussa SECK