« Cette si longue quête. Vie et mort d’Omar Blondin Diop » (éd. Jimsaan, 288 pages), signé Florian Bobin en 2024, est la première biographie consacrée à Omar Blondin Diop. Une enquête qui vient combler un vide historique de plusieurs décennies. De sa naissance à Niamey à sa mort tragique dans la prison de Gorée, Florian Bobin narre, déconstruit, explore des espaces inédits de la vie de l’intellectuel révolutionnaire. L’historien français s’est confié au « Soleil ».
Florian Bobin, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur Omar Blondin Diop ?
Mon histoire avec Omar Blondin Diop a commencé à l’aube de mes dix-neuf ans, en mai 2018, en plein Cinquantenaire de « Mai 68 ». À cette époque-là au Sénégal, sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, le parti unique au pouvoir -l’Union progressiste sénégalaise- s’efforçait de réduire l’opposition à sa plus simple expression. Jeune philosophe engagé, Omar Blondin Diop figurait alors parmi les prisonniers politiques, jugé pour avoir fomenté un plan d’évasion visant des camarades condamnés pour l’attaque manquée sur le cortège du président français Georges Pompidou en visite à Dakar en 1971. Le 11 mai 1973, l’État sénégalais a présenté sa mort comme un « suicide par pendaison », une version officielle qui ne résiste pas à l’examen des faits. J’y reviendrai plus loin.
À la lecture des quelques articles biographiques trouvés en ligne, je suis resté sur ma faim. Si les circonstances de sa mort restaient à élucider, sa vie n’avait pas encore fait l’objet d’une étude approfondie à l’écrit (deux films, « Juste un Mouvement » de Vincent Meessen et « Omar Blondin Diop, un révolté » de Djeydi Djigo, qui sortiront quelques années plus tard, étaient déjà en préparation). Seuls quelques fragments dispersés -acteur de film, militant révolutionnaire, opposant à Senghor- semblaient s’être figés ; évacuant ainsi la densité de ses réflexions et de son action, obscurcie sous l’ombre des circonstances tragiques de sa mort. Étudiant en histoire en France puis au Canada (les deux pays de mes parents), je me suis lancé dans une quête, parfois inespérée, de traces -souvenirs, anecdotes, écrits, photographies- qui m’a mené de retour au Sénégal, où j’avais passé mon adolescence. J’y ai découvert un parcours de vie mené à toute vitesse, indissociable de l’effervescence révolutionnaire des années 1960, et reflet d’une autre histoire post-coloniale qui contraste avec les romans nationaux façonnés par « les grands hommes ». L’objectif de cette biographie a donc été de complexifier notre lecture de la trajectoire d’Omar Blondin Diop. Raconter, avec le plus de justesse possible, l’homme derrière le mythe : son milieu, ses fréquentations, ses influences, ses réflexions, ses combats, ses contradictions, ses épreuves, ses interrogations, ses rêves, ses désillusions.
Blondin Diop était un militant révolutionnaire et un opposant farouche au président Senghor. Quels étaient ses principaux combats et motivations ?
Omar Blondin Diop a très tôt baigné dans un environnement politisé. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, son père, socialiste, s’est engagé dans la Section française de l’Internationale ouvrière et, à Dakar au tournant des années 1960, a assumé le poste de chef de cabinet du ministre de l’Information. À Paris, où sa famille s’est installée peu après l’indépendance nominale du Sénégal, l’adolescent a vécu au rythme des mobilisations anti-impérialistes, tantôt en contestant l’assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba, tantôt en soutenant la lutte menée par le Front de libération nationale en Algérie.
Une fois à l’université, il était au cœur des grands débats autour de la restructuration des mouvements de gauche en Europe, entre stalinisme, maoïsme, trotskisme, anarchisme et situationnisme. Après son expulsion vers le Sénégal en 1969, il a contribué au développement du maoïsme, sans pour autant y adhérer très longtemps. Partisan d’une synthèse doctrinale, il a articulé ses combats autour des concepts tels que la lutte des classes, la démocratie directe et la révolution culturelle. Ce n’est pas un hasard s’il a été proche d’artistes anticonformistes, comme Joe Ouakam, qui allaient constituer le Laboratoire Agit’Art. Si Omar Blondin Diop s’est nourri d’une riche littérature africaine et européenne —de Karl Marx à Frantz Fanon, en passant par Herbert Marcuse et Amílcar Cabral-, sa perspective était incontestablement internationaliste, puisant également en Amérique du Sud -avec Carlos Marighella et Paulo Freire- et aux États-Unis, auprès de la « Beat Generation » et du « Black Power ». Après l’arrestation de ses camarades en 1971 et de longues réflexions sur les formes de lutte à adopter, l’action directe s’est imposée à ses yeux comme le seul moyen de -dans les termes de l’époque- « répondre à la violence réactionnaire par la violence révolutionnaire ». C’est ainsi qu’il s’est engagé dans une formation à la lutte armée qui l’a conduit jusqu’en Syrie, puis en Algérie, et enfin au Mali, où il a été arrêté et livré aux autorités sénégalaises. La suite est connue.
Dans votre livre, vous soulignez sa lutte contre la répression politique au Sénégal. En quoi son opposition à Senghor différait-elle de celle d’autres leaders de l’époque ?
Je ne présenterais pas les dynamiques de l’époque en termes de « leaders ». Certaines figures sont certes plus connues aujourd’hui que d’autres, pour un ensemble de raisons tenant à leur exposition médiatique ou au traitement historiographique qui leur a été réservé, mais les regards étaient avant tout tournés vers un devenir collectif, une utopie active. Limiter l’engagement d’Omar Blondin Diop à une fulgurance individuelle ou à des querelles interpersonnelles serait réducteur. D’autant que l’un de ses principes directeurs était un anti autoritarisme qui s’exprimait aussi bien dans sa critique des systèmes de domination —du capitalisme à la suprématie blanche— que dans son rapport au « centralisme démocratique » des appareils de parti.
S’il a su tisser un vaste réseau de camarades partageant ses principes, entre Dakar, Paris, Bamako et Londres, il est vrai qu’il n’a pas pour autant fait l’unanimité au sein des cercles militants qu’il a fréquentés. Certains camarades français ont, par exemple, désapprouvé son apparition dans « La Chinoise » de Jean-Luc Godard, qu’ils jugeaient être une « caricature révisionniste » du maoïsme. Au Sénégal, d’autres lui reprochaient son « aventurisme petit-bourgeois », un « anarcho-spontanéisme » ou encore son indiscipline face à la ligne du parti. Dans la préface qu’il m’a fait l’honneur de rédiger, son contemporain Boubacar Boris Diop rappelle dans ce sens qu’Omar Blondin Diop avait « la réputation -pas tout à fait imméritée- d’être une tête brûlée, friand de formules à l’emporte-pièce ». Les autorités sénégalaises, elles, ont entretenu une relation ambivalente avec lui. En 1966, elles se sont félicitées de son admission à l’École normale supérieure (de Saint-Cloud), une première pour un Sénégalais -d’autant plus symbolique que Senghor lui-même avait échoué au concours d’entrée dans les années 1930. Tous deux partageaient une formation classique au lycée Louis-le-Grand, et l’on voyait déjà en Omar Blondin Diop un futur cadre de l’administration sénégalaise. Mais il a rompu avec ce destin tout tracé en arrêtant d’aller en cours dès la rentrée 1968. Après son expulsion de France l’année suivante, Senghor est intervenu auprès du président Pompidou pour obtenir la levée de son interdiction de séjour, non pas par simple bienveillance, mais par crainte qu’il galvanise davantage la contestation étudiante à Dakar. Plus tard, souhaitant défendre coûte que coûte la thèse officielle sur sa mort, le président sénégalais a cherché à façonner l’image d’un jeune privilégié, hors-la-loi et endoctriné par l’extrême gauche française.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ou marqué dans la vie de Blondin Diop au cours de vos recherches ?
Au début de mes recherches, mon rapport à sa figure était purement textuel, et je suis sans doute tombé dans le piège de la réification. En côtoyant ses proches, j’ai réalisé -une évidence, certes, mais le poids du mythe est tenace- qu’il était un être humain. Un individu complexe, traversé par des tensions existentielles comme nous le sommes tous, cherchant à s’affranchir de l’assignation du milieu bourgeois dont il était issu.
Loin de l’austérité qu’on pourrait prêter à un intellectuel politisé, j’ai découvert une personnalité vivante, passionnée autant par les envolées du saxophone de John Coltrane et le lyrisme vocal d’Oum Kalthoum que par la profondeur philosophique de Serigne Moussa Ka ou la subversité littéraire de James Baldwin. Dans ses notes manuscrites, il a cette formule marquante : « Le suicide est en soi un cauchemar. Il y a pire cauchemar, c’est le mort dans un vivant ». Pour lui, un horizon révolutionnaire dénué d’amour aurait été un oxymore.
Cela transparaît dans l’affection qu’il portait à ses parents et chacun de ses dix frères cadets, son détachement vis-à-vis de l’argent et sa sensibilité aux conditions de vie des marginaux et des minorités -artistes précaires, personnes handicapées, travailleurs immigrés.
Il s’est approprié le concept de « suicide de classe » développé par Amílcar Cabral et s’est particulièrement intéressé à Yaadikoone, figure du bandit d’honneur anti-colonial. Parcourant Dakar, il lui arrivait ainsi de distribuer spontanément les billets qu’il avait sur lui ou d’improviser des leçons de vulgarisation sur Marx et Mao.
L’arrestation et la mort de Blondin Diop en prison ont marqué un tournant tragique dans son histoire. Que savez-vous des circonstances de sa mort ?
Après son arrestation à Bamako et son extradition à Dakar, Omar Blondin Diop a été condamné à trois ans de prison par le Tribunal spécial. Placé à l’isolement à Gorée, il a été retrouvé mort dans sa cellule après quatorze mois. L’État a alors évoqué un « suicide par pendaison » dans la nuit du 10 au 11 mai 1973. Mais la contre-autopsie réalisée par son père, médecin, a mis en évidence des traces de coups à la nuque et l’absence de signes caractéristiques d’une pendaison. Le juge Moustapha Touré, chargé de l’enquête, a mené une reconstitution sur place, dont l’échec l’a convaincu de l’impossibilité matérielle du « suicide ». Il a aussi découvert, en consultant le registre de la prison, qu’Omar Blondin Diop avait déjà perdu connaissance plusieurs semaines avant l’annonce de son décès. Son frère et codétenu, Mohamed, a confirmé avoir entendu les coups portés par les gardiens. Affaibli et plongé dans l’obscurité, comment aurait-il pu atteindre, seul, un tuyau situé à plusieurs mètres de son lit, unique meuble de la cellule ?
Devant ces éléments accablants, le juge Touré a inculpé deux gardes pénitentiaires avant d’être dessaisi du dossier, l’empêchant d’aller plus loin. Son successeur, Elias Dosseh, a admis un lien possible entre les coups et l’évanouissement du détenu, mais a mis fin aux poursuites par une « ordonnance d’incompétence ». Parallèlement, le gouvernement a orchestré une campagne médiatique pour discréditer Omar Blondin Diop, le présentant comme un drogué sevré et déprimé. Sur ordre du ministre de l’Intérieur Jean Collin, son inhumation s’était déroulée dans la précipitation, en présence de son seul père, condamné par ailleurs à une amende pour « propagation de fausses nouvelles ».
En 2013, quarante ans après les faits, la famille d’O.B.D. a demandé la réouverture du dossier auprès du ministère de la Justice, sans obtenir d’issue favorable sous la présidence précédente. Le dossier « affaire Omar Blondin Diop » aux archives de la police, pourtant traité en 2018, demeure toujours inaccessible. À l’occasion du cinquantenaire en 2023, une nouvelle demande a été soutenue par des milliers de signataires, dont Youssou Ndour, Mohamed Mbougar Sarr et Guy Marius Sagna. Dans le même temps, une récente modélisation 3D publiée par le journal « Le Monde » est venue appuyer la reconstitution du juge Touré, tandis que Jean-Pierre Biondi, ancien collaborateur de Senghor, a qualifié sur Rfi la thèse officielle de « mensonge d’État », révélant que, dans les cercles du pouvoir, on parlait bien d’un homicide.
Je note, au passage, la symbolique de notre échange à ce sujet dans vos colonnes, qui aurait été difficilement envisageable il y a peu, hormis pour relayer la version officielle.
Dans quelle mesure la mort de Blondin Diop en prison a-t-elle renforcé son image de martyr dans l’imaginaire collectif ?
La mort d’Omar Blondin Diop reste une blessure à vif. Autour de lui s’est construit un mythe -celui du martyr sacrifié sur l’autel de la révolution- qui a ravivé la violence de sa disparition avec force et galvanisé les mémoires. Celui-ci l’a aussi figé, malgré lui, dans une seule dimension. Comme je l’écris dans l’épilogue : « Un demi-siècle qu’Omar est mort ; il aura vingt-six ans pour l’éternité ». Mon rôle n’est pas de contester ce mythe -il est le fruit d’un demi-siècle de sédimentation d’un mensonge d’État. Mais ma tâche a été de veiller à ne pas l’y enfermer.
Omar Blondin Diop étant une figure relativement peu documentée, quelles ont été les principales difficultés rencontrées dans vos recherches ?
La recherche historique s’appuie sur un corpus de sources défini. Écrire sur Omar Blondin Diop un demi-siècle après les faits, c’est naviguer entre des archives officielles lacunaires, la disparition de nombreux témoins et des manuscrits privés éparpillés ou détruits. Que pouvons-nous dire et que sommes-nous contraints de taire ? Face à ces absences, mon enquête s’est attachée à relier les fragments disponibles -ce qui résiste à l’épreuve du temps et subsiste malgré ses fissures- en assumant l’imperfection du récit. Face aux limites des archives nationales, policières, diplomatiques, institutionnelles ou médiatiques que j’ai consultées, les enquêtes orales se sont révélées essentielles. J’ai rencontré une soixantaine de témoins -famille, amis, camarades- entre Dakar, Paris et Bamako. Ces échanges m’ont aussi permis d’accéder à des collections privées, remplies de photographies, de tracts ou encore de correspondances.
Autant de pièces qui ont aidé à combler certains vides. S’appuyant sur les travaux académiques existants, restituer une période de sa vie comme le Dakar de 1969-1970 exige de croiser les témoignages avec les notes de police, les télégrammes de l’ambassade de France, les articles de presse ou encore les écrits militants. Mais ces sources restent inégales : un engagement clandestin laisse inévitablement moins de traces qu’une mobilisation médiatisée comme « Mai 68 » à Paris. Il a donc fallu explorer d’autres pistes, notamment les romans de Boubacar Boris Diop et d’Aminata Sow Fall ou les films de Safi Faye et d’Ousmane Sembène, qui restituent avec sensibilité l’atmosphère d’une époque.
Pensez-vous que les générations actuelles peuvent tirer de l’héritage politique de Blondin Diop ?
En 2023, nous avons décidé de publier un recueil posthume de ses écrits, « Nous voir nous-mêmes du dehors », à partir de manuscrits rédigés à la fin des années 1960 et conservés par sa famille, tant ils résonnaient avec les enjeux du moment : crise de l’autorité, propagande de guerre, rôle des intellectuels, contre-cultures en lutte. Dans ces textes, Omar Blondin Diop interroge notamment les fondements des États africains modernes, leur arsenal répressif et leur appareil idéologique. La question demeure : peut-on réellement rompre, de l’intérieur, avec un système qui est une excroissance de l’administration coloniale ?
Lecteur attentif de Spinoza, O.B.D. a interrogé, avec une liberté de ton qui trancherait certainement aujourd’hui, les hégémonies politiques, sociales, économiques et religieuses. D’autres figures de sa génération ont porté ce même regard critique, à l’image d’Eugénie Rokhaya Aw et Djibril Diop Mambéty, qui nous ont quittés, ou encore de Boubacar Boris Diop et Ken Bugul, qui continuent d’intervenir dans le débat public.
Pensez-vous que la figure de Blondin Diop reste sous-estimée dans les récits historiques officiels du Sénégal ?
Depuis sa mort, le spectre d’Omar Blondin Diop plane au-dessus du Sénégal ; à la fois dans les milieux militants, où il demeure un martyr de la lutte révolutionnaire, et dans les sphères du pouvoir, rongées par une culpabilité transmise d’une administration à l’autre. Les commémorations du quarantième puis du cinquantième anniversaire de sa mort, conjuguées à la multiplication récente de films, d’enquêtes et à la publication de mon livre, ont sans doute renforcé la visibilité de son histoire. D’autant plus que son destin fait douloureusement écho à celui de nombreux jeunes de ces dernières années : certains arrêtés arbitrairement et victimes de sévices en prison, d’autres tués lors de manifestations. Omar Blondin Diop est ainsi devenu un symbole d’identification ; l’un des martyrs originels des luttes démocratiques postindépendance. Cela dit, les mémoires populaires, de même que les récits officiels, se forment et évoluent dans des logiques indépendantes du travail des réalisateurs, des journalistes ou des historiens. Il ne m’appartient pas de décider du contenu d’un morceau de rap sur Omar Blondin Diop ou de la rue qui doit être débaptisée pour lui rendre hommage. Si j’observe avec attention la façon dont se recompose le rapport que la jeunesse sénégalaise actuelle entretient avec le mythe, je garde mes distances avec les romans nationaux, qui puisent généralement dans un passé remodelé à la lumière d’un désir de légitimité politique au présent. L’historien Ibrahima Thioub le souligne avec justesse : « Les groupes dominants mettent en place un ordre du discours rendant inaudible ou illégitime toute autre lecture du passé fondant d’autres légitimités ». La « célébration » de Martin Luther King Jr. par le Fbi aux États-Unis, la panthéonisation du résistant communiste Missak Manouchian en présence de représentants d’extrême droite en France ou la rebaptisation de l’avenue Louis Faidherbe en avenue Macky Sall au Sénégal parlent pour eux-mêmes.
Votre livre se distingue par sa démarche à la fois historique et militante. Comment avez-vous concilié les deux dimensions, et quelle part de subjectivité y avez-vous injectée en tant qu’historien engagé ?
Si je revendique mon engagement en faveur de la réouverture du dossier judiciaire sur la mort d’Omar Blondin Diop -une nécessité, à mon sens, pour faire cesser un mensonge vieux d’un demi-siècle et permettre un véritable deuil collectif-, je ne qualifierais pas pour autant la démarche du livre de militante (ce qui, dans ma bouche, n’est pas un gros mot). Son originalité tient peut-être davantage au choix narratif adopté : un récit historique qui ne relève ni de la biographie universitaire ni du roman réaliste. Pari risqué, je le concède. L’objectif n’était pas seulement d’évoquer la présence d’Omar Blondin Diop sur les barricades enflammées du Quartier latin, dans les ruelles exiguës de la Médina à Dakar ou au cœur du désert syrien, mais d’y emporter le lecteur. Une approche inspirée du style de Hervé Hamon et Patrick Rotman dans « Génération » et de Joseph Andras dans « Kanaky ».
Une chose est sûre : si j’ai pris des libertés dans l’écriture -tenter de prendre de la hauteur par le bas-, ma ligne rouge a toujours été l’affabulation. J’ai dû écarter certains témoignages ou documents d’archives en l’absence de sources d’appui. Sans doute est-ce là que l’historien cède la place au romancier, qui dispose d’une plus grande latitude pour sonder cette ligne de crête entre ce qui est vécu, consigné, souvenu, ressenti et projeté.
Vous avez dû naviguer entre témoignages, récits officiels et archives parfois fragmentées. Comment avez-vous évité les biais tout en restant fidèle à la complexité de sa vie ?
Je suis convaincu que nous établissons tous un lien personnel avec le sujet que nous étudions, surtout lorsqu’il s’agit d’un être humain. Après des années à suivre ses traces, des centaines d’heures d’entretiens, des mois plongés dans les archives, des journées entières à cogiter, des nuits blanches à écrire… comment pourrait-il en être autrement ? Quel que soit votre regard initial -de l’admiration au rejet-, il me semble impossible de rester insensible à celui qui finit, d’une manière ou d’une autre, par vous habiter. Je pense même que vouloir à tout prix maintenir une distance dessert l’exercice de tenter de comprendre le monde depuis sa perspective. Développer une proximité ne signifie pas pour autant tomber dans la complaisance ; l’honnêteté intellectuelle que je me suis imposée -chère à Omar Blondin Diop lui-même- me l’interdit.
À vrai dire, tant de questions continuent de me travailler. Aurait-il maintenu sa radicalité intellectuelle ? Se serait-il, en fin du compte, engagé formellement dans la politique institutionnelle ? Ses projets de théâtre urbain, de journal hebdomadaire ou de film sur les grandes écoles auraient-ils vu le jour ? Quelles nouvelles inflexions auraient marqué sa pensée philosophique ? J’ai mes intuitions, bien sûr. Mais du fait de ses circonstances, cette si longue quête restera inachevée à jamais.
Entretien réalisé par Amadou KÉBÉ