Édité par Albin Michel, Paris en 1963, « La Plaie » est le seul roman que Malick Fall (1920-1978) aura écrit. Ce roman majestueux est une peinture, un tableau qui narre la psychologie sénégalaise, à travers « Ndar », la ville de Saint-Louis. Disparu presque des rayons des librairies, « La Plaie » est ce roman qui hante et possède littéralement ceux et celles qui l’ont lu. L’éclairante préface du professeur Alioune Badara Diané dans la version rééditée par Jimsaan en dit long. Malick Fall est romancier et poète. Il a également été ambassadeur et conseiller du président Senghor. Il est l’auteur du recueil de poèmes « Reliefs ».
Il est des livres, qui sont écrits pour nous réconcilier avec la lecture et la littérature. Ces livres viennent, comme le bouquet final d’un feuilleton mémorable. Ils revigorent le souffle et la chaleur dissipés par une concaténation de lectures au degré zéro de la sensibilité et somme toute évanescentes.
« La Plaie » de Malick Fall, publié, pourtant, il y a un peu plus de 6 décennies, reste ce magnum opus que le temps n’érode pas. Hormis sa réédition par la maison d’édition Jimsaan, tous les exemplaires qui restent de ce bouquin ont jauni. C’est au fond de l’inconnu qu’on déniche cette fresque.
« La Plaie ». Une plaie, du reste, prétexte de tout un roman qui, dans une atmosphère rance et répugnante, ne cesse d’exhaler un remugle qui émane d’une cheville oncogène. D’un cautère sur une jambe de bois à la panacée traditionnelle qui a fermé cette plaie, Malick Fall peint un tableau d’un « Ndar » dénudé de toute substance humaniste. Magamou, le personnage principal, représenté comme un gueux, un peu, un rien, sous l’impulsion de l’infirmité et l’hérésie sociale causées par son ulcère en putréfaction et dégoulinant un miasme dégueulasse, sombre dans le dédale du rejet et de « l’abomination de la désolation ».
Génétique textuelle
Un roman écrit dans un style châtié frôlant la préciosité, souvent comique, souvent veule. L’auteur peint donc un type social, un vagabond, qui en quittant son village dans le Walo pour rejoindre la ville de Saint-Louis où l’herbe semble plus verte, se « coltine » une plaie sur la cheville, par accident. Il sera donc socialisé à travers cette plaie qu’il devient, par synecdoque. Tout le long du roman, on entend que le boitillement de Magamou : « Thiokh, thiokhete ». « La Plaie » de Malick Fall est cet ouvrage à la fois troublant et fascinant, où la douleur, à la fois matérielle et immatérielle, devient le cœur même du récit. Ce roman, où chaque mot semble une incision, et chaque phrase une scarification délicate de l’âme, s’efforce de capturer l’indicible. À travers ses personnages, l’auteur nous invite à une exploration intime de la souffrance, non seulement comme une tragédie de l’individu, mais aussi comme une dimension fondamentale de la condition humaine. La plaie, ici, n’est ni une simple blessure ni une quête de guérison, elle est un lieu d’interrogation, d’introspection et de transformation.
« Assurément, comme le poète, on pourrait dire de cet auteur que « C’est un satirique, un moqueur ». Et que là où il repose, plus que certainement en paix, il rirait avec nous si nous lui prenions une de ses expressions, empruntées à la langue wolof et transposées avec bonheur dans la langue française, dont il a exquisément parsemé son roman ; pour dire qu’avec « La Plaie », Malick Fall a pimenté les fondements de la littérature sénégalaise ». C’est l’analyse de l’écrivain et journaliste Pape Samba Kane, dans une note de lecture. Malick Fall nous transporte dans un univers où la douleur et la beauté se côtoient et se répondent dans un équilibre précaire. Cette œuvre s’ouvre sur l’image d’une plaie ouverte, à la fois symbolique et réelle, qui traverse le corps et l’esprit de ses personnages. La plaie est un lieu de transition, une frontière entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre la souffrance passée et l’espoir, fragile, d’une guérison. Pourtant, cette plaie, loin d’être simplement un cri désespéré, se transforme progressivement en un espace fertile, un champ d’expérimentation où le corps et l’âme se réinventent, se confrontent et se reconstruisent. L’écriture du tristement inconnu du grand public, Malick Fall, est tout autant un outil de douleur qu’un instrument de révélation. Loin de s’adonner à un réalisme brut ou à une vision morbide de la souffrance, il choisit d’aller au-delà de la simple défiguration, de l’injustifiable, pour toucher à ce qu’il y a de plus profond dans l’être humain. La prose, à la fois dense et poétique, fait surgir une beauté inquiétante dans les fractures de ses personnages. La douleur, chez Fall, devient une sorte de langage, une musique des tripes qui s’exprime dans des silences, des souffles, des gestes minuscules, mais d’une intensité démesurée. L’un des aspects les plus fascinants du roman est sa capacité à naviguer entre l’intime et l’universel. Fall nous livre ainsi des personnages d’une grande richesse, marqués par des expériences de vie extrêmes, mais il parvient à les doter d’une dimension universelle. Chacun d’eux porte en lui cette souffrance qui semble propre à une époque ou à une culture, mais qui, dans ses représentations multiples, s’élargit à l’ensemble du monde humain. À travers eux, la plaie devient la métaphore d’un monde fracturé, dévasté par des violences invisibles, qui pourtant se manifestent dans chaque geste quotidien, chaque parole, chaque regard.
La métaphore de « La Plaie »
C’est ici que « La Plaie » va au-delà de l’épure de la douleur. Fall ne décrit pas la souffrance simplement pour nous émouvoir ou pour nous en dégoûter. Il nous invite à regarder la douleur avec une sorte de distance respectueuse, voire poétique, qui nous permet de la comprendre dans toute sa complexité. La souffrance n’est pas présentée comme une fin en soi, mais comme un passage, un processus nécessaire à la transformation, à l’élévation de l’âme. La narration elle-même participe de ce mouvement de déconstruction et de reconstruction. « La Plaie » se déploie comme une sorte de dédale temporel où le passé et le présent se mêlent sans cesse. Malick Fall utilise des techniques narratives qui brouillent les repères temporels et cognitifs, qui fragmentent les souvenirs et les évènements. Ce jeu de miroir, ce va-et-vient constant entre le vécu et la mémoire, rend l’expérience du roman encore plus poignante, plus immersive. Le lecteur se trouve pris dans un flux où chaque scène semble appartenir à un autre monde, un monde parallèle, mais toujours avec une étrange résonance d’actualité. La souffrance, dans cette structure narrative, devient un univers où tout est simultanément clos et ouvert.
Le personnage principal, lui, est pris dans une danse silencieuse avec sa blessure. Il ne cherche pas à échapper à la douleur, mais à l’accepter, à l’intégrer dans sa vie comme une part de son identité. Fall s’attache à révéler les complexités de l’âme humaine, les contradictions et les ambiguïtés de ceux qui souffrent. Les personnages eux, leurs réactions à la douleur, qu’elles soient de soumission, de rébellion ou de résignation, sont décrites avec une telle intensité que le lecteur ne peut qu’être frappé par la force de leur humanité ou de leur insensibilité. Ils sont, dans leur tourment, à la fois des victimes et des témoins, des sujets et des objets.
Interroger la complexité humaine
Le roman n’offre aucune solution facile, aucune issue apparente. Au contraire, il insiste sur la continuité du souffrir, sur l’incessant recommencement du cycle de la douleur. Mais c’est justement cette incapacité à sortir de la douleur qui fait la grandeur de l’œuvre. La plaie devient alors une métaphore non pas d’une déchirure, mais d’une forme de résistance. Dans ce monde où la souffrance semble omniprésente, le personnage principal continue de se battre, de se chercher, de reconstruire. Il n’y a pas de catharsis ultime, mais plutôt une série de petites victoires, des moments d’intimité partagée, des instants de beauté fugitive, qui permettent d’apercevoir, dans les fissures de l’existence, une forme de lumière. « La Plaie » est, en ce sens, un roman sur la fragilité de l’être humain, mais aussi sur la puissance de la résilience. La souffrance, loin de se réduire à un malheur inéluctable, devient un moteur de réflexion, un terrain d’expérience où se joue la possibilité même d’une rédemption. La plaie est ouverte, mais elle n’est jamais complètement désespérée. Elle est la promesse d’un chemin encore possible, d’une lumière encore perceptible, dans les ténèbres de l’existence. Malick Fall, avec « La Plaie », nous livre une œuvre magistrale, comprise entre dégoût et beauté, où chaque mot est un pas de plus dans l’obscurité, et chaque page, une tentative de se rapprocher de l’invisible. C’est un roman de l’âme et du corps, du visible et de l’invisible, qui nous pousse à questionner non seulement la souffrance des autres, mais aussi la nôtre, dans toute sa complexité et sa beauté. Ce roman questionne « l’insoutenable légèreté de l’être ».
Amadou KEBE