Dans le Sénégal urbain des années 1980 et 1990, alors que le mbalax impose sa cadence à la jeunesse et que les femmes peinent à se faire entendre autrement que dans les marges, une voix s’élève, brute, incantatoire, électrisante. Celle d’Aby Ngana Diop, griotte hors normes disparue en 1997 et pionnière du « Taasu » moderne, qui a réussi à faire entrer une forme ancestrale d’expression orale dans l’ère du studio et des sons amplifiés. Vingt-cinq ans après sa mort, elle demeure une légende, méconnue du grand public mais culte chez les passionnés de musiques rebelles et enracinées.
On connait ses chansons, on les fredonne, mais on ne parvient, pour la plupart, à mettre un visage ou une histoire derrière l’être qui en est l’auteur. Sur le réseau social Tik-Tok, ses œuvres emplissent la toile et ressurgissent on ne peut plus détonantes. Cette voix particulière est celle d’Aby Ngana Diop. Elle n’a pas chanté comme les autres, elle n’a non plus jamais cherché la douceur ou la séduction des mélodies. Elle a préféré l’impact. La frappe. Le feu du mot bien lancé. Elle, Aby, a donné au « Taasu » un nouveau souffle. Elle l’a électrisé. À la manière d’un rappeur avant l’heure, elle parlait en rythme, scandait ses vers avec une intensité rare, une urgence viscérale.
C’est dans le bruit et la fureur de Dakar que son style s’affirme. Au croisement des cérémonies traditionnelles et des fêtes populaires, Aby Ngana Diop conquiert son public par la force de sa voix. Elle ne fait aucun compromis.
Un seul album, mille héritiers
Ses performances sont longues, éreintantes, hypnotiques. Elle manie le verbe avec une dextérité implacable, évoquant tour à tour les joies familiales, les douleurs sociales, les conflits de pouvoir, le rôle des femmes, la mémoire des ancêtres. Elle est à la fois poétesse, conteuse, chroniqueuse du quotidien.
Son audace se cristallise dans un album unique : « Liital », sorti en 1994. Un ovni dans le paysage musical sénégalais. En six titres seulement, elle redéfinit les frontières du genre. Ce disque, aux arrangements étonnamment modernes pour l’époque, mêle traditions et technologies avec une liberté déconcertante. Dans « Dieuleul Dieuleul », le morceau phare, elle explose les cadres. Le « Taasu » se fait pulsation, transe, cri, prière. Tout y est dense, brut, frontal. Plus encore que ses enregistrements, ce sont ses prestations scéniques qui ont marqué les esprits.
Dans les cérémonies familiales comme sur les plateaux télé, Aby Ngana Diop impressionne. Boubous colorés, micro à la main, elle harangue la foule, captive les auditeurs, impose sa présence. Le corps en tension, les yeux en feu, elle incarne le « Taasu », le fait chair. Les musiciens la suivent à la seconde, dans un dialogue permanent avec les percussions. Son art devient arme, espace de résistance.
Le paradoxe de sa carrière, c’est que malgré son immense talent, elle ne laissera derrière elle qu’un seul album studio. Les raisons sont multiples : contexte difficile, moyens limités, marginalisation des femmes artistes, notamment celles issues des milieux griots. Pourtant, « Liital » suffit à graver son nom dans la mémoire musicale sénégalaise.
Une griotte sur TikTok : le retour viral de « Sapaly »
Et ce n’est qu’en 2014, bien après sa disparition, que le label américain Awesome Tapes From Africa redonne vie à cette œuvre exceptionnelle en la rééditant. Le disque devient alors culte, notamment chez les amateurs de musiques hybrides, électroniques ou expérimentales. Aby Ngana Diop gagne un nouveau public, international cette fois, qui redécouvre sa force brute, sa modernité précoce, son génie. Décédée en 1997, Aby Ngana Diop reste aujourd’hui une figure majeure mais encore trop peu documentée de la musique sénégalaise. Dans un monde musical dominé par des figures masculines, elle a réussi à imposer une parole féminine puissante, fière de ses racines et tournée vers l’avenir. Elle a ouvert une voie que d’autres ont suivie, consciemment ou non : dans la scène hip-hop, dans les nouveaux sons fusionnels, dans les « spoken words » modernes. Elle est la preuve qu’une seule voix peut suffire à marquer son époque, pour peu qu’elle soit sincère, audacieuse et ancrée dans la vérité du peuple.
Près de trente ans après sa mort, Aby Ngana Diop fait un retour inattendu sur les écrans… de smartphones. Depuis plusieurs mois, sa chanson « Dieuleul Dieuleul », extraite de l’album « Liital » (1994), est massivement reprise sur TikTok. Utilisée comme bande-son pour des vidéos humoristiques, des chorégraphies ou des montages culturels, elle fascine par son énergie brute, son rythme hypnotique et sa voix percutante. Ce phénomène dépasse la simple tendance virale, il remet en lumière une œuvre pionnière de la musique sénégalaise, longtemps restée dans l’ombre. Beaucoup d’utilisateurs, notamment parmi la jeune génération africaine et afro-descendante, découvrent ainsi Aby Ngana Diop sans forcément connaître son nom ou son parcours. Ce qu’ils entendent, pourtant, c’est une voix qui parle fort, une cadence qui bouscule, une esthétique unique.
Le morceau, qui allie percussions sabar, samples synthétiques et voix scandée, correspond étonnamment bien aux dynamiques sonores actuelles. Sur TikTok, la musique devient plus que jamais matière première pour créer, détourner, réinventer. Aby Ngana Diop, avec son style hybride et percutant, entre naturellement dans cette logique. Au-delà de la viralité, cette résurgence numérique témoigne de la puissance intemporelle de son art. Le « Taasu », longtemps perçu comme une forme traditionnelle confinée aux cérémonies, s’impose ainsi dans un espace globalisé et numérique, à l’image de ce que la griotte elle-même avait amorcé de son vivant : faire parler la tradition dans la modernité.
Ce retour inattendu questionne aussi la mémoire collective pour dire comment une artiste au seul album peut influencer autant, des décennies après. TikTok n’a pas seulement ramené « Sapaly » dans les oreilles du monde, il a offert à Aby Ngana Diop une nouvelle vie. Virale, libre et furieusement actuelle.
Par Amadou KÉBÉ