Il est des œuvres que le temps n’use pas. Des textes qui, loin de se flétrir, deviennent plus incisifs à mesure que s’épaissit l’oubli collectif. « Le Devoir de violence », premier roman de l’écrivain malien Yambo Ouologuem, est de ceux-là. Un livre météore, à la trajectoire fulgurante, tombé dans les limbes de la censure, puis réhabilité par les feux tardifs de la reconnaissance. Publié en 1968, récompensé par le prix Renaudot, une première pour un auteur africain, puis accusé de plagiat et retiré des étals, le roman traverse la littérature africaine comme un orage baroque, désespéré et visionnaire. Il n’a rien perdu de sa puissance. Ni de sa brûlure.
« Mon roman n’est pas traditionnel et, bien qu’il soit basé sur des faits et l’histoire, il n’est pas autobiographique. Les écrivains afro-américains ont influencé son style et il y a des références grecques et latines qui visent à renforcer sa signification sur le plan humain. Il aborde les problèmes de toutes les civilisations à des périodes spécifiques de leur développement ; ce n’est pas seulement un roman africain », déclarait l’écrivain malien Yambo Ouologuem au New York Times en 1971. Dans un paysage littéraire alors dominé par le réalisme postindépendance et le souffle négritudien, l’auteur du livre « Le Devoir de violence », publié en 1968 et récompensé par le prix Renaudot tranche. Il refuse le mythe d’un âge d’or africain trahi par l’Europe. Il refuse le récit manichéen où le colon serait seul responsable des désastres. Il refuse même l’héroïsation des figures de résistance. À la place, il offre un récit cru, foisonnant et hétérodoxe, où l’Afrique est peinte dans sa complexité tragique comme un empire sanguinaire avant la colonisation, empire trahi pendant, empire corrompu après. Il n’y a ni innocence ni pureté. Il n’y a qu’un devoir, celui d’écrire, dans la violence, une vérité refoulée. Ouologuem choisit la fiction historique comme champ de bataille.
L’action du roman se déploie dans l’empire fictif de Nakem-Zuiko, vaste territoire africain qui traverse les siècles sous le joug d’une dynastie impitoyable. À sa tête, Saïf ben Isaac El Heït, figure monstrueuse et insaisissable, tyran absolu qui vend son peuple, viole les femmes, manipule les dogmes et fomente des alliances cyniques avec l’envahisseur. Ce personnage, plus que le colon ou l’esclave, incarne l’âme damnée de l’Afrique, une élite africaine corrompue, complice de l’Occident dans le commerce des corps et la mise en esclavage des siens. Contre la rhétorique héroïque, Ouologuem oppose une mémoire honteuse. Contre les images édifiantes des royaumes africains d’avant l’Europe, il dresse une cartographie de la trahison. L’Afrique, dit-il, ne peut se penser en victime pure, elle a connu la violence avant le Blanc. Elle a inventé la hiérarchie, le sexe comme pouvoir, la domination par le sang. Et c’est là le scandale inaugural du roman. L’histoire africaine n’est pas écrite à l’encre de la noblesse perdue, mais dans la glaise et le sang.
Une esthétique de la violence
La puissance du roman tient aussi à son écriture. Baroque, tumultueuse, érudite, c’est une langue qui déborde, éclate, provoque. Ouologuem ne raconte pas seulement, il profane. Il mêle les registres, juxtapose les fragments, insère des extraits de lettres fictives, de chroniques apocryphes, de rapports militaires. L’effet est volontairement chaotique. Dans ce tourbillon littéraire à la fois caustique et rugueux, le lecteur est noyé sous un flot de voix, d’images et d’atrocités inouïes. Mais ce chaos formel n’est pas gratuit. Il traduit la désintégration d’une mémoire refoulée, le vertige d’une histoire en miettes. Il faut lire cette langue comme on écouterait une symphonie de cris. Le lyrisme y côtoie la crudité, le sublime flirte avec le sordide. On pense parfois à Céline, parfois à Faulkner, François de Sade ou même à Toni Morrison. Mais ce que Ouologuem crée, c’est une voix inédite, une voix d’après le désastre, qui ne cherche ni à séduire ni à apaiser, mais à forcer la lucidité. Le titre même du roman est une déclaration de guerre : Le Devoir de violence. Cette violence n’est pas un épisode, ni une conséquence, elle est constitutive. Elle est héréditaire. Elle est le mode même de la transmission historique. D’où la structure du roman. Une concaténation de scènes de cruauté, de viols, de trahisons, de pharisaïsmes politiques, de vassalisations.
L’affaire du plagiat : scandale ou subversion littéraire ?
L’histoire de « Le Devoir de violence » est inséparable de celle de sa réception. En 1971, plusieurs passages sont repérés comme provenant de Graham Greene, André Schwarz-Bart, Guy de Maupassant ou d’autres auteurs français. Les critiques s’enflamment, les éditeurs se rétractent. Ouologuem est accusé de tricherie, vilipendé, rejeté par les siens et par les autres. Il se retire du monde littéraire, retourne au Mali, vit dans l’ombre, écrit encore, mais dans le silence. On l’appelle « le reclus de Sevaré ».
Mais peut-on lire ces emprunts comme une simple faute ? Nombre d’intellectuels postcoloniaux, aujourd’hui, y voient plutôt un geste de sabotage. Une forme de pastiche, de citation déguisée, qui mime l’acte colonial : prendre sans demander. Ouologuem, à travers ces insertions, aurait retourné contre l’Occident ses propres armes. Le plagiat comme subversion, comme critique en acte de l’autorité littéraire blanche. C’est la thèse que soutiendra, avec éclat, Mohamed Mbougar Sarr dans « La plus secrète mémoire des hommes », hommage vibrant et roman-miroir qui réhabilite Ouologuem tout en le plaçant au cœur des tensions entre vérité, mémoire et littérature.
Yambo Ouologuem n’est pas un météore, il est une étoile noire, disparue trop tôt dans l’obscurité, mais dont l’éclat persiste. Outre « Le Devoir de violence », il laisse deux autres textes, peu connus mais révélateurs : « Lettre à la France nègre » (1969), pamphlet acerbe contre le néocolonialisme culturel, et « Les Mille et Une Bibles du sexe » (publié sous pseudonyme), farce libertine et satire du puritanisme noir et blanc.
L’héritage sibyllin d’un écrivain « maudit »
Ensemble, ces trois livres dessinent le portrait d’un écrivain libre, indocile, sans maître. Son silence fut sa dernière œuvre. Il n’a pas cherché à se défendre. Il a préféré le retrait. Non par faiblesse, mais par refus du compromis. Dans un monde littéraire prompt à punir les insolents, Ouologuem aura été jusqu’au bout de ce qu’il annonçait : une voix qui ne demande rien. Ni pardon. Ni reconnaissance. Ni postérité. Et pourtant, il est là. Dans les débats sur la mémoire. Dans les luttes contre les mythes. Dans les écritures noires qui osent déranger. Ouologuem est un frère d’armes, un éveilleur. Son œuvre, même ensevelie, brûle encore. Lire « Le Devoir de violence », c’est traverser l’enfer des mensonges historiques. C’est entendre ce que l’Afrique ne veut pas toujours se dire à elle-même. C’est comprendre que le colonialisme, pour brutal qu’il fût, n’est pas né dans le vide, et que l’africanité ne se construit pas sur l’innocence, mais sur le refus de l’amnésie.
Mais cette vision, d’un noir radical, n’est pas nihiliste. Elle est tragique. Et comme dans toute tragédie, le salut ne vient pas de la pureté, mais de la lucidité. Ce que Ouologuem propose, c’est une thérapie de choc. Une vérité douloureuse qui seule permettrait peut-être une reconstruction ou une déconstruction épistémique.
Amadou KEBE