À notre époque où la haine semble à nouveau l’emporter sur l’amour, il est utile de revisiter la morale bergsonienne fondée sur l’amour universel et l’avènement d’une société universelle. L’ouvrage de Jeanne Diouma Diouf, « Bergson, la métaphysique de l’amour » (Kala Editions et Hermann Editeurs, 2024, 224 p.), participe de cette entreprise en revisitant le concept d’élan d’amour.
Dans son ouvrage « L’évolution créatrice » (1907) où il décrit les directions divergentes de l’évolution de la vie, Henri Bergson glisse cette phrase surprenante comme une prophétie : « Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait le secret ». Partant de cette assertion, Jeanne Diouma Diouf, enseignante au département de philosophie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), explore dans son ouvrage « Bergson : La métaphysique de l’amour » (Kala Editions et Hermann Editeurs, 2024, 224 p.) la théorie bergsonienne de l’amour. Le concept d’élan d’amour que Bergson ne mentionne que dans cet ouvrage, dit-elle, est la clé de lecture de cette métaphysique. En fait, la plupart des commentateurs de Bergson se sont intéressés au concept d’élan vital, celui d’élan d’amour passant inaperçu. D’où le mérite de Mme Diouf qui, malgré la pauvreté des références chez Bergson et chez ses commentateurs, a réussi, avec brio, dans cet ouvrage, à percer, si l’on peut dire, ce « mystère ». L’originalité de la démarche de Bergson, écrit-elle, vient de sa définition du mal comme déviation de l’élan d’amour que l’homme peut éradiquer à la racine. « En faisant de l’amour le fondement moral, Bergson cherche à restaurer la fraternité humaine ». En effet, aux yeux du philosophe français, c’est le principe d’amour qui fait passer l’humanité de la société close à la société ouverte, de la religion statique à la religion dynamique, de la morale close à la morale ouverte. Le contexte particulier dans lequel il élabore cette théorie – la période d’entre-deux-guerres – témoigne de l’humanisme du philosophe français. « La philosophie bergsonienne de l’amour est un humanisme. Elle vise l’unité du genre humain qui doit aboutir à une « société idéale » que le philosophe appelle « une humanité divine », écrit Jeanne Diouma Diouf.
S’il est bien souvent réduit au sentimentalisme, à la contingence et à la subjectivité, l’amour ouvre aux valeurs, à la fraternité universelle, participant ainsi à l’édification d’une société plus humaine et au développement intégral de l’humain. Dans la dernière partie de sa vie, Bergson s’était fixé comme objectif d’aider les hommes à découvrir l’élan originel de l’amour dont ils sont issus à travers l’expérience mystique.
Fraternité universelle
Qu’importe que le projet de fondation d’une morale de l’amour l’emporte sur son rigorisme et qu’in fine, ce n’est pas tant la validé de sa démarche qui importe, mais l’idée d’une morale de l’amour que l’humanité ignore. Pour Bergson, il revient à la philosophie de lui dévoiler la vraie nature de l’amour. C’est dans cette optique, souligne Mme Diouf, que Bergson propose l’éducation à l’amour pour les jeunes, l’imitation des sages et des mystiques et surtout sa métaphysique comme moyens de diffusion de l’amour. Quelle est, au juste, cette métaphysique de l’amour chez Bergson ? Contrairement à ses devanciers, Bergson fait dériver de la vie l’unique source, deux élans concomitants, l’élan vital et l’élan d’amour. Ainsi, il « fait de l’amour un principe créateur et une réalité métaphysique, ce qui l’autorise à l’élever au rang de principe de toute moralité démontrable à partir de l’expérience humaine », faisant de l’humanité « la seule espèce capable d’aimer et digne d’amour ». Le retour à cet élan originel de l’amour passe par un retour au principe créateur : le Dieu-Amour. « L’expérience mystique coïncide justement avec ce retour à l’élan d’amour, raison pour laquelle il (Bergson) la réduit à une méthode de pensée », écrit Jeanne Diouma Diouf. C’est ainsi que, par un saut de pensée, le philosophe français ramène la mystique à l’accomplissement de l’activité philosophique.
Du mysticisme à la philosophie
L’idéal que pose la raison philosophique lui est inspiré par le mysticisme, nous dit Bergson, qui seul peut pousser à embrasser l’humanité entière dans un seul et indivisible amour. Le mystique est ainsi cette personnalité privilégiée qui, à travers Dieu, par Dieu, aime toute l’humanité d’un divin amour qui d’ailleurs ne s’arrête pas aux seuls humains, mais tient également les animaux et les plantes dans la même étreinte amoureuse. Et si son mysticisme est complet, c’est-à-dire ne se limite pas à l’absorption de l’individu dans l’objet de sa contemplation, mais vise l’action, alors cette personnalité privilégiée saura éduquer les humains à l’aspiration à l’humanité, à la société ouverte. D’après Souleymane Bachir Diagne, qui a consacré un ouvrage (« Bergson potscolonial », 2011) à la rencontre entre Bergson et Mohamed Iqbal sur le mysticisme, la raison philosophique qui nous oriente dans notre aspiration à l’humanité puise sa signification dans l’élan vital de manière indirecte, alors que le mystique puise son action dans l’élan vital d’une manière directe. Le philosophe est alors, dit-il, celui qui a respiré la senteur de l’expérience du mysticisme et qui en traduit et en transmet le parfum sous la forme de l’idéal de fraternité. « Le mystique ou le soufi n’est pas seulement quelqu’un qui se parfume, il/elle est lui-même du parfum », note Diagne. Pour Jeanne Diouma Diouf, la mystique bergsonienne incarne le retour au mouvement originel de l’amour, l’ouverture des clôtures naturelles en faveur de l’universalité. Si cette vocation d’aimer l’humanité entière n’est pas l’apanage de la mystique, elle « introduit la dynamique permettant de passer de la clôture à l’ouverture, de la société close à l’humanité en général », écrit Mme Diouf. En définitive, dit-elle, seule la mystique a réussi à inaugurer une nouvelle voie dans laquelle l’humanité s’engagera pour coïncider avec son essence et s’acheminer vers la création d’une surhumanité : « l’humanité divine ». À la différence de l’élan vital qui crée des espèces, l’élan d’amour crée des formes d’amour ouvrant à l’universel. C’est en ce sens, nous dit Mme Diouf, que la fraternité universelle est le summum de l’élan d’amour.
Quand l’élan d’amour se confond avec l’élan vital
Ainsi, l’objectif de la métaphysique de l’amour chez Bergson est justement « de démontrer que la haine meurtrière de la guerre de 1914 ne représente qu’une déviation de l’essence originelle qu’est l’amour ». C’est pourquoi, pour l’autrice, les concepts d’élan vital et d’élan d’amour peuvent être considérés comme synonymes : l’un rend compte de la vie dans sa dynamique, l’autre de la place de l’amour dans la vie. Bergson voit ainsi dans les «guerres accidentelles » qu’il distingue des guerres « essentielles » (de survie) « une déviation » de l’élan originel de l’amour que l’humanité est pourtant appelée à perpétuer.
Bergson qui rêvait d’une « supra-nation englobant l’humanité entière », un État démocratique fondé sur l’amour, nourrissait un grand espoir sur la Société des nations (Sdn) l’ancêtre de l’Onu, y voyant une occasion de « passer l’esprit évangélique dans les rapports entre nations », avait vécu son échec comme un désastre. En tant que membre fondateur déçu de la Sdn, Bergson prend du recul pour penser ses faiblesses et remédier au projet. Pour lui, la Sdn a échoué pour deux raisons : son impuissance et son ignorance de l’élan d’amour. On pourrait dire qu’à l’heure actuelle, l’Onu traîne les mêmes tares congénitales. D’après Jeanne Diouma Diouf, la pensée bergsonienne, élaborée dans un contexte historique plus ou moins similaire au nôtre, offre à tout observateur de la scène internationale une clé de lecture des dangers du capitalisme, du protectionnisme et du nationalisme. Comme durant l’entre-deux-guerres, la haine semble à nouveau l’emporter sur l’amour. C’est pourquoi il est urgent de relire Bergson. Et l’ouvrage de Jeanne Diouma Diouf, qui vient à son heure, participe de cette entreprise.
Seydou KA