Dans Les Rêves brisés, Daouda Bâ signe un court roman d’une intensité rare. À travers le destin tragique de deux frères disparus en mer, l’auteur déploie une fresque sociale et politique saisissante, entre récit initiatique et cri d’alarme. Son style d’écriture simple et habité, puise autant dans la rigueur journalistique que dans une profonde empathie humaine. Une œuvre-témoignage qui transcende la fiction pour convoquer les consciences.
Dès les premières pages de Les Rêves brisés, le lecteur est happé par une douleur sourde. Celle de Soukeina, la mère louve de famille qui a longtemps couvert ses louveteaux en les protégeant du danger extérieur, venait de perdre un combat à cause des lois d’une mer trop agitée. La mère qui, pourtant a joué le rôle du père absent, perd ses deux fils, Abdou et Amar, engloutis par l’océan Atlantique. Un drame personnel qui s’ouvre sur une faille collective : celle d’un Sénégal en proie aux incertitudes, où la mer devient tombeau faute d’horizons à terre. Ce court roman de 81 pages, publié par le journaliste Daouda Bâ et édité par L’Harmattan Sénégal, dépasse de loin son apparente brièveté. Il est une onde de choc. Le récit, structuré en sept courts chapitres, épouse la forme du témoignage réaliste. L’auteur y injecte les ressorts du reportage, du documentaire humain et du plaidoyer politique. « C’est un livre né de la colère et de la compassion », confie Daouda Bâ dans un entretien accordé à la suite de notre lecture. Une colère face à la répétition des drames migratoires, une compassion envers ces familles dont « les rêves tenaces sont souvent brisés par le ressac des échecs de leurs progénitures ».
Ce roman, ancré dans la fiction, se lit pourtant comme une chronique du réel. Car le projet de Daouda ne s’embarrasse pas d’euphémismes. Il donne à voir, crûment, la mécanique des désillusions. Le personnage de Bécaye, agriculteur ruiné, devenu pêcheur par dépit, puis complice d’un départ de migrants, illustre cette spirale infernale. L’abandon de l’agriculture, la précarisation de la pêche artisanale, la corruption des circuits économiques : tout s’enchevêtre.
L’auteur explicite d’ailleurs son intention : « Quand Bécaye quitte l’agriculture pour se tourner vers la pêche, c’est une manière d’inviter les autorités à accompagner davantage les agriculteurs, notamment sur la conservation post-récolte », déclare-t-il. Il ne s’agit donc pas seulement de raconter une histoire. Il s’agit de décoder un drame, d’en révéler les racines structurelles.
Le roman met ainsi en lumière, sans didactisme pesant, la porosité entre les crises économiques locales et le phénomène migratoire. La raréfaction des ressources halieutiques, due à l’accaparement des zones de pêche par des navires battant pavillon sénégalais mais contrôlés par des intérêts étrangers, est dénoncée avec vigueur. « Ce sont des crimes sans coupables, avec la complicité de certains dirigeants africains », martèle le journaliste à l’Agence de presse sénégalaise (Aps).
Le silence des mères, la folie des mers
Mais Les Rêves brisés n’est pas seulement un livre politique. Il est, aussi, un roman de la douleur intime. En Soukeina, Daouda Bâ cristallise toutes les détresses anonymes. Sa chute dans la schizophrénie, ici abordée avec une justesse rare, donne une épaisseur psychologique inattendue au récit. Le personnage devient un symbole universel : celui de toutes les mères que la mer a mutilées. « La schizophrénie de Soukeina, c’est le résultat des conséquences de l’émigration irrégulière », affirme l’auteur, rappelant que les séquelles migratoires ne se comptent pas qu’en morts, mais aussi en folies silencieuses.
À cet égard, la brièveté du roman devient une force. En resserrant son récit autour de quelques scènes puissantes, l’auteur évite l’effet de saturation. Il installe un tempo haletant qui culmine dans l’épisode de la disparition des deux frères soigneusement tenu en ellipse, pour laisser toute sa place à la sidération. « J’ai voulu entretenir le suspense dès le début du récit. C’est une façon de pousser le lecteur à vouloir découvrir la suite de l’histoire », explique-t-il. Cette maîtrise narrative révèle un écrivain qui sait faire usage de ses outils journalistiques pour sculpter une fiction.
Le roman prend un tour plus frontal lorsqu’il évoque le trafic de migrants, les zones de non-droit sahéliennes, les complicités politiques. Si certains passages frôlent l’essai engagé, ils conservent néanmoins une tension dramatique portée par la voix des personnages. Daouda Bâ, lauréat de plusieurs prix pour ses reportages sur la migration, manie ici la plume avec la rigueur de l’enquêteur et la sensibilité de l’écrivain.
La préface du général Mbaye Cissé, chef d’état-major général des armées, vient d’ailleurs consacrer cette œuvre comme un cri d’alarme institutionnel. Le haut gradé y salue une « allégorie de la société sénégalaise », dans laquelle l’émigration irrégulière n’est pas une exception, mais un symptôme. Un symptôme d’un pays qui peine à retenir sa jeunesse, à lui offrir un cap. Et c’est là tout le mérite de ce roman : montrer que l’exil n’est pas un choix, mais une défaite collective.
Langue, identité et dignité
Au fil du récit, l’auteur entremêle le français et le wolof, avec fluidité et naturel. Ce choix n’est pas un simple effet de style. Il participe d’une volonté affirmée de réhabilitation culturelle. « La souveraineté est aussi linguistique », rappelle Daouda Bâ. Ce plaidoyer discret pour les langues nationales s’ajoute à d’autres thèmes majeurs abordés dans l’œuvre : les trafics humains, le traitement social des maladies mentales, la pauvreté des zones côtières, la défaillance des politiques publiques.
Mais malgré la noirceur du propos, Les Rêves brisés n’est pas un livre désespéré. Au contraire, il se clôt sur une ouverture : celle d’un avenir à repenser. « Il faut déconstruire le narratif développé par les jeunes en révélant au grand jour les biais de l’émigration irrégulière. Car un autre récit est possible », insiste l’auteur.
Ce récit alternatif, plus lucide, plus enraciné, passe selon lui par l’engagement, par la reconquête des potentialités locales. Et peut-être aussi, par une littérature comme celle-ci, qui fait œuvre de mémoire autant que de réparation. À travers Les Rêves brisés, Daouda Bâ transforme sa plume de journaliste en instrument de combat.
Sans grandiloquence, il propose une lecture lucide, humaniste, souvent bouleversante, du drame migratoire qui endeuille tant de familles africaines. Plus qu’un roman, ce texte est une parole offerte, une mise en récit du réel pour dire l’indicible et interroger l’avenir.
La plupart des histoires racontées dans le livre, ce sont des expériences vécues en tant que reporter sur le terrain. Il arrive parfois que le journaliste écrit un article qui n’éteint pas parfois cette soif d’informer davantage ses lecteurs. Et c’est une vraie porte ouverte vers la production littéraire pour plus d’espace, de liberté dans l’expression, selon l’auteur.
Une œuvre traversée par l’identité culturelle et la foi
Loin d’un simple roman social, Les Rêves brisés est aussi un livre profondément ancré dans les traditions sénégalaises. Daouda Bâ y affirme une identité culturelle riche, notamment à travers les scènes se déroulant à Saint-Louis, ville-charnière où se croisent la mémoire coloniale, les réalités contemporaines et la spiritualité musulmane.
L’auteur y dépeint avec délicatesse la manière sénégalaise de faire le deuil entre résignation, pudeur, rites communautaires et silence intérieur. À travers la détresse de Soukeina, il donne à voir une souffrance contenue, socialement ritualisée, mais aussi sublimée par la foi. Dans une société majoritairement musulmane, la mort est abordée non comme une rupture brutale, mais comme un passage : « C’est Dieu qui donne, c’est Lui qui reprend », lit-on dans le livre.
Ce verset coranique devient dans le roman un refrain lancinant, une tentative d’apaisement face à l’injustice apparente de la perte. Le croyant accepte, là où l’humain révolté gronde. « Les gens peuvent avoir l’ambition de faire ou de voir leurs enfants réussir, mais à la limite, c’est Dieu, seul maître des destins », rappelle l’auteur dans notre entretien. Par cette phrase, il replace la question migratoire dans une cosmogonie plus large, celle d’un peuple qui puise force et résilience dans la religion, tout en étant confronté à la dureté du réel.
Cette tension entre fatalisme religieux et lucidité sociale donne au roman une profondeur supplémentaire. Car même s’il dénonce, Les Rêves brisés ne cède jamais au nihilisme. Il compose avec l’espoir, celui d’une jeunesse réorientée, d’un pays réconcilié avec ses ressources naturelles, humaines, spirituelles.
Par Adama NDIAYE