Quand Doudou Ndiaye Rose a décidé que les femmes pouvaient, elles aussi, taper du tambour sans se casser le poignet, personne ne l’a cru… sauf ses filles. Aujourd’hui, les Rosettes font trembler les peaux tendues et les idées reçues à grands coups de baguette, mêlant précision, énergie et charme irrésistible. De la cour familiale aux festivals internationaux, elles ont prouvé que le sabar n’est pas réservé aux hommes, que la tradition peut s’amuser et que derrière chaque grande batteuse se cache… un maestro un peu « fou » mais terriblement visionnaire.
Dans l’univers foisonnant du sabar, instrument-phare de la musique sénégalaise, l’image demeure longtemps celle d’hommes aux mains calleuses, animant les cérémonies et les scènes avec une virtuosité transmise de génération en génération. Mais au cœur de ce monde codifié, une révolution silencieuse a éclaté sous l’impulsion du maître-tambour Doudou Ndiaye Rose. Il s’agit de la naissance des « Rosettes», un orchestre de percussion entièrement féminin, composé de ses filles et petites-filles.
Au commencement, il y eut une date et un événement, mars 1985, la Quinzaine nationale de la Femme. Ce jour-là, au cœur des célébrations, le maître du rythme fut invité à contempler l’élite féminine du pays. Sur scène, les avocates rivalisaient d’assurance avec les directrices d’entreprise, les secrétaires de direction tenaient leur rang aux côtés des enseignantes et des cadres. La vitrine de la réussite féminine s’exposait sous toutes ses coutures.
Mais tandis que les projecteurs éclairaient ces figures modernes, une autre idée, plus souterraine et plus singulière, commençait à fermenter dans l’esprit de Doudou Ndiaye Rose. Ce visionnaire qui n’avait jamais cessé de rêver pour et par les tambours se surprit à imaginer une extension inattendue de cette galerie de portraits. Une question s’impose, pourquoi ne pas inscrire les femmes dans l’univers, jusque-là exclusivement masculin, des batteurs de tam-tam ?
Le projet, aussi audacieux qu’improbable, prit racine dans ce moment de fête. Et comme il avait l’habitude de battre la baguette, ou plutôt la peau tendue du sabar, quand elle était encore chaude, Doudou Ndiaye Rose, à peine rentré chez lui, convoqua ses filles pour un conseil de famille où l’art se mêlait à l’héritage.
Coup de baguettes féminines
Les jeunes filles, d’abord incrédules, le défièrent d’un sourire : « Croyez-vous réellement, papa, que nous pourrons devenir batteuses ? » L’interrogation contenait à la fois le doute et le désir. Le vieux maître, dans sa sagesse, trancha d’une formule simple, presque proverbiale : « Commençons. Si ça ne marche pas, on arrête. »
C’était un samedi. Le lundi suivant, les premiers coups de baguettes féminines retentirent dans la cour familiale, dissonants peut-être, mais porteurs d’avenir. Une légende venait de naître.Les jalons, posés avec hésitation, tracèrent bientôt un chemin irrésistible. À la surprise même du « Tambour-major », les progrès furent fulgurants. « Déjà, après trois semaines de répétition, elles ont pu enregistrer quinze minutes de concert. Et au bout de trois mois, trente minutes de show étaient fixées sur bande », confiera-t-il plus tard, avec une fierté discrète.
Ce qui n’était qu’une intuition, presque une provocation, devint réalité. Les filles de Doudou, que l’on appellerait bientôt les “Rosettes”, avaient transformé l’audace paternelle en conquête musicale. Tout le monde, finalement, s’était mis à y croire.Mais ce n’était pas suffisant. Il fallait encore affronter le regard du public, ces hommes et femmes confortablement installés dans leurs fauteuils, juges impassibles qui, le temps d’un spectacle, distribuent louanges et critiques aux artistes.
Le baptême du feu des « Rosettes » eut lieu au Centre culturel français. Ce jour-là, le public succomba immédiatement, les tambours dans tous leurs états, la baguette tenue avec assurance par ces jeunes filles, révélaient une énergie et une précision qui ne pardonnaient rien. La voie du sacre s’ouvrait devant elles.
Ce qui frappait dans ce groupe, c’est son caractère quasi-familial. On n’y retrouve que les filles, belles-filles et gendres du « Tambour-major ». Il cooptera aussi d’autres femmes du quartier. Il s’agit des filles de la famille de Vieux Sing Faye, de Ma Cheikh Fatma Ndiaye, de Balla Nar Mbengue et de beaucoup d’autres familles de Guewel.
Kiné Ndiaye, sa fille explique : « Au moment de former la troupe, nous avons d’abord sollicité nos amies du quartier pour les intéresser au projet, mais nous avons souvent rencontré le refus de leurs mères, qui répétaient qu’une femme n’est pas faite pour battre le tam-tam. Plus tard, face au succès grandissant du groupe, beaucoup ont voulu nous rejoindre… mais il était déjà trop tard. Le cercle familial était complet ».
Pari réussi
Le pari de Doudou Ndiaye Rose était pleinement réussi. Ces jeunes filles, autrefois inconnues, côtoient aujourd’hui les grandes figures de la musique mondiale, Miles Davis, Manu Dibango, Kassav, Bernard Lavillier, comme s’il s’agissait de voisins de palier. Son mérite réside dans sa capacité à briser le monopole masculin sur le tambour et à permettre aux filles de révéler le talent qu’elles portaient en elles.
Même les défenseurs de l’orthodoxie, qui voyaient le tambour comme un instrument réservé aux hommes, reconnaissent désormais son initiative. « Depuis la création des ‘’Rosettes’’, plusieurs anciens batteurs de plus de quatre-vingts ans m’ont écrit pour me féliciter», confiait Doudou Ndiaye Rose, savourant avec modestie cette victoire.
Son geste a fait évoluer les mentalités. La graine ainsi semée continue de germer dans les générations futures. « On s’imprégnait naturellement des rythmes avant même d’être des rosettes. J’ai intégré les « rosettes », depuis 1996. On a voyagé avec le vieux partout dans le monde et tout le monde nous enviait », confie Maimouna Lèye, « Rosette » et belle-fille de Doudou Ndiaye Rose.
Elle ajoute également que toutes les filles du quartier fantasmaient sur l’idée de rejoindre les « Rosettes ». « Le vieux était généreux et avait l’amour de la transmission, c’est pourquoi c’était facile pour toutes les femmes et filles. On n’a pas été victime de préjugés aussi. C’était une grâce», raconte-t-elle, fière.
Pour marquer leur existence, Doudou Ndiaye Rose a composé un morceau spécial « Les Rosettes ». Dans ce rythme, intégré à son projet Twenty-One Sabar Rythmes, on entend l’éclat d’un manifeste. À travers ce morceau, Doudou a gravé dans la mémoire du sabar le nom de ses filles. Il a donné une place dans l’histoire à ces batteuses qui, autrement, auraient pu rester dans l’ombre.
Avec leur père, les « Rosettes» ont sillonné la planète. De Dakar à Paris, de Tokyo à New York, elles ont porté haut les couleurs du Sénégal. Leur image, des femmes en boubous colorés, alignées en arc de cercle, frappant à l’unisson, a surpris et fasciné.
Partout, elles ont prouvé que la tradition pouvait s’ouvrir, que les tambours pouvaient aussi résonner entre des mains féminines. Les « Rosettes » ont été applaudies par des publics de tous horizons, intégrées dans des collaborations internationales et filmées par les plus grandes chaînes. Leur présence a donné au sabar une visibilité nouvelle, entre patrimoine et modernité.
Par Amadou KEBE