Dans cet entretien, le chercheur Ibrahima Faye, spécialiste des Littératures et Civilisations africaines explique la dimension discursive du répertoire de Kiné Lam.
Comment concevez-vous la dimension littéraire orale dans l’œuvre de Kiné Lam ?
Le répertoire de Kiné Lam, espace de construction de l’imaginaire national, emprunte les canaux des différents genres oraux qui, à l’instar de l’épopée (Woy jaloore), le balaient de bout en bout. L’oralité constitue une source et une ressource de premier plan pour la cantatrice. La reconstitution du dispositif d’énonciation du discours de cette ambassadrice des traditions permet d’affirmer, sans risque de se tromper, qu’elle a adopté et adapté les références symboliques, l’architecture stylistique du discours préconstruit composé, entre autres, de proverbes, de maximes… Kiné Lam n’est pas tombée dans le piège où sont tombés les « pionniers de la musique moderne » (Omar Barraud Ndiaye, Papa Samba Diop, Aminata Fall…, dont les sources d’inspiration étaient exogènes, notamment les sonorités étrangères comme le jazz, la musique afro-cubaine, etc. Elle a cherché, pour reprendre Alassane Ndaw, une légitimité dans ce que les « les Ancêtres ont établi en d’autres temps ». La téléportation qu’elle réussit dans « Cey geer » en assumant le rôle de dépositaire du verbe censée restaurer la grandeur d’un passé glorieux ou les charges de tante paternelle « Bajjan » qu’elle remplit, avec brio, dans « Sey » à travers une série de recommandations « dénkaane » destinées à l’épouse et à l’époux au foyer, renforcent l’idée d’un enracinement profond de son œuvre dans l’oralité.
Du point de vue discursif, qu’est-ce qui fait la particularité didactique de son œuvre ?
Alliant plaidoirie et palabre au sens traditionnel du terme, l’artiste assume ouvertement le rôle de constructeur de sens dans son répertoire. Les finalités qu’elle vise dans la revivification de la mémoire historique dans « Gewël laa », la réflexion qu’elle mène sur la première cellule de base qu’est la famille dans « Borom kër » ou « Sey », la position qu’elle assume dans la lutte pour la justice sociale dans « Laago du wees » ou « Suma sañoon » sont autant de sujets qui, coulés dans une mélodie rythmique agréable à l’oreille, façonnent les esprits, non sans manquer de remettre en cause, de façon pédagogique, les habitudes et les certitudes des mélomanes. Une des grandes réussites de l’artiste réside dans sa capacité à distiller son message sans choquer ni toquer à la porte de la condescendance ou de l’indécence. Dans sa relation avec son interlocuteur réel ou imaginaire, elle prend, toujours, soin de la pudeur dont elle a, tout au long de ses cinquante ans de carrière, refusé de casser les ressorts.
Qu’est-ce qui explique l’intemporalité de l’œuvre de Kiné Lam ?
L’œuvre de Kiné Lam résiste devant l’éternel. Les sujets qui y sont abordés sont susceptibles de tenir en compte, quelles que puissent être les contingences temporelles, les horizons d’attente du public destinataire, hier comme aujourd’hui. Les textes de la cantatrice remplissent le critère d’intangibilité, la marque déposée des grandes créations que les filets du temps n’ont pas réussi à fixer. « Dogo », un de ses titres fétiches destiné à son célèbre époux Ndongo Thiam, continue, plus de trois décennies après sa composition, d’inspirer les nouvelles voix de la musique sénégalaise comme Amadeus qui l’a réactualisé dans sa chanson « Keneen kumu doonon». Ambitieuse dans l’écriture de ses textes, Kiné Lam a légué en héritage un répertoire qui, gardant toujours sa prestance, est dominé par des chants traditionnels et des thèmes populaires. Pour avoir refusé de céder devant la tyrannie des urgences, qui amène certains chanteurs à produire des chansons-kleenex marquées par la platitude et la pauvreté en termes d’effort d’écriture, l’artiste a choisi de reproduire les schèmes du discours traditionnel en marquant son œuvre du sceau de l’atemporalité.
Entretien réalisé par Amadou KÉBÉ
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