Romancier, dramaturge, poète, essayiste et pédagogue, Marouba Fall déploie depuis plusieurs décennies une œuvre aussi dense que plurielle. À travers ses écrits, il interroge avec acuité les grandes questions de l’existence, tout en enracinant son art dans les réalités africaines.
Dans l’archipel des écritures africaines postcoloniales, rares sont les auteurs qui, à l’instar de Marouba Fall, parviennent à conjuguer profondeur éthique, densité symbolique et rigueur stylistique. Figure éminente des lettres sénégalaises contemporaines, il déploie une œuvre d’une richesse rare, tant par l’amplitude de ses formes que par la profondeur de ses thématiques. Écrivain prolifique, il investit avec une égale maestria les territoires du roman, de la poésie, du théâtre, du conte, de l’essai et de la pédagogie littéraire.
L’ensemble de son œuvre, traversée par une réflexion aiguë sur la condition humaine, la spiritualité, la mémoire collective et les dynamiques sociopolitiques du continent africain, s’inscrit dans la longue durée, et témoigne d’une fidélité à la parole comme outil de résistance, de questionnement et de transmission. Pourtant, avec une humilité presque déroutante, il refuse le titre d’écrivain, se disant simplement « écrivant ». « Les écrivains, ce sont les Césaire, les Senghor », glisse-t-il avec une révérence pudique, dans le silence feutré d’une maison qui respire les livres.
Ses romans, de « La Collégienne (1990) à « Oratorio d’un Verbivore (2021), en passant par « Casseurs de solitude (2012) ou encore « Entre Dieu et Satan (2003), interrogent les interstices de l’existence, l’ancien proviseur du lycée Léopold Sédar Senghor de Joal y explore les lignes de faille entre liberté et déterminisme, foi et raison, solitude et altérité. Un théâtre de conscience et de révolte À travers des récits souvent tendus entre réalisme social et quête intérieure, il sonde les abîmes de l’individu en prise avec les convulsions d’un monde en mutation. «La Méprise (2015), roman charnière, brouille les frontières génériques en recyclant ses matériaux dans la dramaturgie, signe d’un dialogue fécond entre les formes.
Homme de scène autant que de plume, l’ancien conseiller au ministère de l’Éducation nationale est aussi un dramaturge majeur. Ses pièces, à l’instar de « Chaka ou le roi visionnaire (1984), « Adja, militante du G.R.A.S. (1985), ou « Aliin Sitooye Diatta ou la Dame de Kabrus (1996), ressuscitent les figures héroïques de l’histoire africaine ou mettent en lumière des combats contemporains portés par des voix souvent marginalisées. Le théâtre devient chez lui un espace d’interpellation collective, un lieu d’énonciation de la mémoire et de projection de l’avenir. L’alliance du politique et du poétique, du mythe et du quotidien, confère à ses pièces une portée symbolique puissante, à la fois ancrée et universelle. Sa poésie est tellurique et lumineuse.
Le poète parle avec les pierres, le soleil, l’eau et les morts. De « Cri d’un assoiffé de soleil (1984) à « Grappe poétique (2019), en passant par « Corps d’eau (2010) ou « Chasseur d’éternité (2012), l’amoureux des lettres cisèle une langue dense, organique, nourrie de la matière vivante du monde. Sa poésie, sensuelle et méditative, fait dialoguer les éléments avec la mémoire intime, érigeant le verbe en passerelle entre le visible et l’invisible. Elle capte, dans ses pulsations, les bruissements de l’Afrique intérieure, mais aussi les frémissements d’une humanité universelle en quête d’absolu. Également conteur et pédagogue, l’auteur de « Édalie (2017) et « Faracini (2022) ressuscite l’art ancestral du récit oral, tout en le dotant d’une résonance contemporaine. Les contes, traversés d’enseignements philosophiques, déploient une parole initiatique où se mêlent l’imaginaire populaire et la réflexion critique.
Ses essais et manuels, comme la trilogie « Lis tes ratures (2010–2021), « L’écriture dramatique (2018), ou encore « Le théâtre négro-africain d’expression française, d’hier à nos jours (2022), témoignent de son engagement intellectuel à penser et transmettre les fondamentaux de l’écriture et de la scène africaines. Ces ouvrages, d’une rigueur remarquable, balisent un territoire critique longtemps négligé, en revalorisant les traditions dramatiques francophones issues du continent noir. Le théâtre comme architecture du tragique
Une écriture depuis les interstices
Il faut d’abord souligner que Marouba Fall écrit depuis un lieu symbolique à haute intensité politique : la périphérie. La banlieue dakaroise, loin de n’être qu’un décor, constitue le noyau paradigmatique de son œuvre, un espace liminal où s’articulent l’exclusion et la survivance, la précarité sociale et la richesse anthropologique. Sa trajectoire d’enseignant, puis de proviseur, le place au cœur des tensions éducatives et sociales. Ce n’est nullement fortuit si « La Collégienne », son roman le plus emblématique, trouve son ancrage dans l’univers scolaire : cet espace s’y érige en scène palimpseste du devenir, à la fois lieu d’émancipation latente et matrice insidieuse de la réitération des hiérarchies sociales.
L’héroïne, figure en tension entre liberté individuelle et poids des traditions, cristallise les espoirs et les blocages d’une jeunesse tiraillée entre modernité et conformisme. Marouba ne se laisse jamais tenter par le pathos ; son œuvre est une prose d’ingénierie morale, tendue, ascétique, où la lucidité prévaut sur la plainte. C’est cette retenue, cette impassibilité qui confère à son écriture sa grandeur silencieuse. C’est cependant dans sa dramaturgie que l’œuvre du président de l’association des parents d’élèves du lycée d’excellence Seydina Limamoulaye atteint sa pleine intensité analytique.
Dans « Adja, militante du G.R.A.S. , pièce fondatrice et résolument politique, l’auteur déconstruit le mythe de l’innocence militante. Le personnage de « Adja », loin d’être une icône lisse de l’émancipation féminine, se constitue comme une conscience contradictoire, traversée par les tensions entre l’engagement collectif et les exigences du moi. L’écrivain refuse la simplification. Il ne dessine pas des figures archétypales, mais des entités éthiques travaillées par le doute, l’ambivalence et l’histoire. Une esthétique de la responsabilité La parole dramatique, chez lui, relève d’une oralité magistralement stylisée. Elle n’est ni naturaliste, ni artificiellement lyrique. Elle oscille entre incantation et dialectique, et s’inscrit dans une tradition plurielle : celle du griotisme transfiguré, du théâtre de la parole dense et signifiante, et d’un néo-classicisme africain qui n’a pas renoncé à la forme.
Dans « Chaka ou le roi visionnaire, pièce magistrale et quasi philosophique, l’auteur déploie une méditation sur le pouvoir, la légitimité et la solitude du chef. Chaka n’est pas ici le héros romantique d’un panafricanisme naïf, mais le dépositaire tragique d’un pouvoir qui dévore celui qui le détient. La pièce engage une réflexion sur la politique comme tragédie de la vision, le roi le devient au prix de sa propre déréliction. Peu de critiques se sont penchés avec justesse sur la poésie de Marouba Fall, sans doute parce qu’elle se refuse aux séductions de la virtuosité.
Dans « Dernière aube d’un poète », recueil discret et pourtant fulgurant, le poète opère une radicale économie du langage : « Dans les marges de la nuit, je cherche une syntaxe à la hauteur des absents. » On comprend alors que cette poésie n’est pas un exercice d’esthète, mais un acte ontologique. Le poète n’y est pas un orfèvre, mais un veilleur. La poésie devient ici une forme de présence vigilante, manière d’habiter l’histoire sans s’y dissoudre, de porter les voix étouffées dans un lexique débarrassé de l’anecdote. La hauteur de l’œuvre de Marouba tient aussi à sa constance extralittéraire.
En fondant Ruba Éditions, en s’investissant dans la promotion de la lecture et de l’écriture dans les espaces périphériques, il lie l’acte d’écrire à celui de transmettre. « L’écrivain n’est jamais un individu hors-sol, mais un acteur de la cité, un artisan de l’intelligibilité collective », souligne le professeur de lettres modernes de formation. Son refus de l’autocélébration, sa dénonciation des structures littéraires inféodées au pouvoir ou à l’entre-soi participent d’une même exigence : faire de la littérature un espace d’indépendance et de responsabilité. En cela, Marouba Fall est moins un écrivain « africain » qu’un écrivain de la rigueur : rigueur intellectuelle, rigueur éthique, rigueur stylistique.
Adama NDIAYE