Le film Malcolm X est à la carrière de Spike Lee ce que la pâte d’arachide est au mafé : un ingrédient incontournable. Ce que l’on sait moins, c’est que ce projet a aussi été le prétexte, pour celui qui vient d’être désigné ambassadeur du Bénin auprès des Afro-Américains, de fouler le sol sénégalais, et d’y être initié à l’Afrique… ainsi qu’à ses propres origines.
Casquette noire siglée « 1619 » sur la tête — en référence à l’année d’arrivée des premiers esclaves africains aux États-Unis —, barbe poivre et sel, visage aux traits « oxymoriques » mêlant jovialité et dureté selon le contexte : c’est ainsi qu’est apparu Spike Lee à la conférence de presse d’ouverture de la 74ᵉ édition du Festival de Cannes, en juillet 2021. Le réalisateur new-yorkais, premier cinéaste noir à présider le jury de ce prestigieux rendez-vous cinématographique, a toujours placé la condition des Noirs américains au cœur de son engagement artistique et politique.
« Il est plus “ghetto américain” qu’africain », tempère un célèbre homme des médias sénégalais, spécialiste des États-Unis, qui requiert l’anonymat pour « des raisons personnelles ». Pourtant, Spike Lee reste une figure de fierté sur le continent africain. Bien avant que le Bénin ne fasse de lui, le 23 juillet dernier, la tête de gondole d’une plateforme dédiée aux Afrodescendants désireux d’obtenir la nationalité béninoise, officiellement proposée depuis fin 2024, il y a eu le Sénégal, et le Cameroun, ce pays où l’on aime parfois se confondre avec un continent tout entier. En marge de l’ouverture du Festival de Cannes en 2021, Spike Lee est ainsi reçu par l’ambassadeur du Cameroun en France.
Élevé à Brooklyn, il a longtemps envié ses amis italo-américains qui retournaient chaque été dans leurs familles en Italie. La question de l’origine l’a toujours habité. Au début des années 2000, un test ADN lui permet de retracer sa lignée : le Cameroun et le Nigeria du côté paternel, la Sierra Leone du côté maternel, autant de filiations brisées par la traite négrière. Mais bien avant la vogue des preuves d’appartenances génétiques, Spike Lee testait déjà sa culture sénégalaise.
Dakar, un Jungle Fever
Le pays de la Teranga n’a jamais mieux porté son nom que sous le regard de Spike Lee, qui en a fait sa porte d’entrée vers le continent-mère. En mai 1991, son premier succès commercial, Jungle Fever, est sélectionné à Cannes. Après la projection, une question en conférence de presse porte sur… le Sénégal. « Il a répondu sans hésiter : “J’y ai vécu l’expérience la plus riche de ma vie” », se souvient Bara Diokhané, avocat aux barreaux de Dakar et de New York, invité ce jour-là par le réalisateur américain.
« Pour être inscrit au barreau new-yorkais, j’avais besoin de lettres de recommandation. Spike Lee m’en a fourni une », précise l’avocat sénégalais. Mais leur rencontre remonte à quelques années plus tôt. Dans le cadre du projet Malcolm X, Spike Lee avait appris que Nelson Mandela prévoyait de visiter le Sénégal, où un grand concert devait célébrer sa libération. Peter Gabriel, Bobby McFerrin, Youssou Ndour, entre autres, étaient attendus.
« Spike voulait inclure Mandela dans son film. Il m’a contacté par l’intermédiaire d’une connaissance commune. Je l’ai accueilli à Dakar. Pendant dix jours, j’ai contribué à son éducation africaine et à ses retrouvailles avec le continent », raconte Diokhané. La visite de Mandela ayant été annulée, Spike Lee en a profité pour découvrir le pays, la filmographie d’Ousmane Sembène et les œuvres de Mor Faye, dont il est devenu collectionneur. Il a aussi visité Touba pour une raison bien précise.
De Touba à La Mecque
« Comme tout le monde le sait, Malcolm X a effectué le pèlerinage à La Mecque. Pour les besoins du biopic, Spike Lee devait tourner dans ce lieu saint. Or, n’étant pas musulman, il ne pouvait y accéder. On lui a parlé du Magal de Touba comme plan B. » Sa visite au Sénégal coïncidait avec la fête de l’Indépendance, et le président Abdou Diouf l’a convié, avec les autres artistes du concert, à une réception au palais. C’est là qu’il rencontre l’ambassadeur d’Arabie saoudite à Dakar, qui facilitera pour lui l’autorisation de filmer à La Mecque.
Son séjour dakarois renforce aussi sa relation professionnelle et personnelle avec Youssou Ndour. « Nous avions déjà commencé à travailler ensemble », se souvient Bouba Ndour, frère et producteur de l’artiste. Il voit en Spike Lee une figure de l’identité noire, au-delà même de leur ressemblance physique. Arrivé aux États-Unis au moment de la sortie de Do the Right Thing, il se souvient d’un homme très inspirant. « Les bonnets qui accompagnaient la chanson Wooy sont nés d’une visite dans une boutique de merchandising de Spike à New York. C’est devenu une mode au Sénégal. »
Coïncidence heureuse
Et le nom de la maison de production Xippi, dont le logo affichait un grand X, au moment où Malcolm X cartonnait dans le monde ? « C’était une coïncidence », jure Bouba Ndour. « Mais j’ai dit à Youssou que le X pouvait faire penser à Malcolm X. » La rencontre débouche sur la réalisation de l’album mythique New Africa. La société de Spike Lee le produit. L’album est nommé aux Grammy Awards. Le clip Africa Remember est tourné à New York sous la supervision du réalisateur, par un employé sud-africain de sa boîte. À Dakar, Spike Lee ne tarissait pas d’éloges : « Your country, it’s a paradise » (« Ton pays, c’est le paradis »), disait-il à Youssou Ndour, admiratif des plages, du soleil, des tenues colorées et de la cuisine locale. « Il nous demandait souvent : mais avec un pays pareil, que faites-vous aux États-Unis ? », sourit Bouba Ndour.
Pour Bara Diokhané, Spike Lee partageait nos valeurs. « Il est très famille : sa sœur joue dans ses films, son frère est chef opérateur, il est très attaché à sa grand-mère. Il a un caractère fort, nécessaire pour réussir dans ce milieu. » Le réalisateur n’oublie ni ses amis, ni ce que Dakar lui a apporté. « On s’est croisés par hasard à New York il y a 8 ou 9 ans. C’était comme si on ne s’était jamais quittés. » Mais les liens avec la famille Ndour se sont depuis distendus. « Il aime l’Afrique, oui, mais la connaître, c’est autre chose. Quand on se réclame leader culturel aux États-Unis, on se doit de collaborer avec les figures majeures du continent », glisse Bouba Ndour.
Binaire mais universel
L’homme des médias anonyme nuance : « C’est un personnage clivant. Dire qu’il aime l’Afrique, c’est trop global. Sa vision du monde est binaire : Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Ce n’est pas une lecture universelle. »
Une critique que conteste Bara Diokhané : « Dans 25th Hour, par exemple, il y a plus de Blancs que de Noirs. C’est réducteur de dire cela. Spike Lee a une conscience citoyenne forte. Il a valorisé l’image de l’homme noir. Être pro-Noir dans un monde qui les a toujours exclus, c’est déjà un message universel. »
Passé des marges à la présidence du Festival de Cannes, Spike Lee a profité d’un contexte plus favorable avec le mouvement Black Lives Matter. Dans les années 1990, dénoncer les violences policières était plus isolé qu’aujourd’hui. Sa voix est restée puissante sur ces questions.
Pour Bouba Ndour : « Spike Lee n’a pas changé, ce sont les gens qui ont changé. Rodney King était un combat, George Floyd a été un tournant. Après la pluie, vient le beau temps. »
À 68 ans, Spike Lee, auteur plus de 25 longs métrages, est désormais un sage au savoir encyclopédique, dont quelques pages sont enracinées au Sénégal.
Moussa DIOP