Dans cette interview, Dr Moustapha Diop, écrivain-géographe-urbaniste, analyse les impacts de la diaspora mouride dans la vulgarisation des enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba. Selon lui, les dahiras ont permis d’assurer une présence publique de la confrérie à l’étranger.
Comment analysez-vous l’expansion du mouridisme dans la diaspora ?
Traiter l’expansion du mouridisme au niveau de la diaspora reviendrait à parler de sa dimension transnationale. L’histoire de la confrérie est celle d’une série de migrations fondatrices d’ordres nouveaux successifs : tout d’abord vers les terres neuves arachidières de la première moitié du XIXᵉ siècle, puis vers les espaces nationaux, et enfin vers les réseaux internationaux et mondiaux du commerce de marchandises et de la circulation financière.
Lorsqu’on aborde l’expansion des mourides au-delà des terres d’origine, une idée s’impose : au cours de l’histoire, presque se dessinent quatre grands courants migratoires. Le premier se dirige vers l’Afrique, principalement vers certains pays comme la Côte d’Ivoire ou le Mali ; le deuxième vers l’Europe ; le troisième vers les États-Unis ; et le quatrième, plus récent, vers l’Amérique du Sud. Quels que soient les contextes, d’un point de vue géographique, les déplacements des mourides sont importants dans la construction de la confrérie et ont contribué à la diffuser. À titre d’exemple, sa territorialisation s’est faite non seulement « à travers des mécanismes liés à la vie de son fondateur… », mais elle s’est aussi déroulée dans le cadre d’opportunités et de conditions économiques et territoriales dont elle a su profiter pour mettre en place ses structures de fonctionnement et assurer son expansion.
Quels sont les facteurs qui ont favorisé le rayonnement du mouridisme au plan international ?
Concrètement, il y a d’abord la dimension charismatique de Cheikh Ahmadou Bamba, homme dont l’œuvre transcende les frontières ethniques et géographiques. Son message de paix, de travail, de discipline spirituelle et de refus de la domination coloniale a un écho international dans un monde traversé par des crises identitaires. À ces facteurs s’ajoute la dimension mystique de la migration des mourides. Celle-ci est comprise par eux comme une invite et une obligation. Car, dans ses écrits, Cheikh Ahmadou Bamba dit : « Je parlerai aux Nasaran chez eux […] pour qu’ils sachent que je ne suis qu’un esclave de Dieu et le serviteur du Prophète » ou encore : « Ceux qui me persécutent [il s’agissait de l’administration coloniale] ici, je viendrai leur parler et les convaincre jusque chez eux, et ce sont même leurs descendants qui vous aideront à répandre ma parole et mes enseignements ».
Dans ce cadre, l’implantation des dahiras et des « Keur Serigne Touba » a participé de façon décisive au rayonnement du mouridisme. S’agissant des dahiras, ils ont permis d’assurer une présence publique de la confrérie à l’étranger et contribuent à améliorer l’image de l’islam en promouvant un modèle pacifique. Quant aux « Keur Serigne Touba », elles jouent un rôle considérable et assurent une fonction centrale dans l’expression de l’identité territoriale mouride dans les pays occidentaux.
Les « Keur Serigne Touba » sont partout dans le monde. Comment cela contribue-t-il au développement de la confrérie mouride ?
Le nom « Keur Serigne Touba » avec lequel on baptise le lieu, remplit ici une fonction d’identification du fondateur de la confrérie, mais aussi du groupe confrérique. Ce nom sert donc à faire connaître, à l’intérieur comme à l’extérieur, ce lieu, mais surtout il participe à sa production. De ce point de vue, ils marquent la présence des mourides dans les sociétés occidentales. Le territoire n’est pas seulement l’équivalent d’une portion d’espace : le territoire est une construction, à la fois sociale et religieuse. Dans ce cadre, l’implantation des « Keur Serigne Touba », qui s’est généralisée en Occident, symbolise un rapport au monde occidental par la fabrication d’un territoire.
Mais c’est aussi une façon pour les mourides de symboliser leur rapport avec l’univers occidental en se forgeant une appartenance particulière. Ainsi, ils apparaissent comme des pôles de référence, des composantes essentielles d’ancrage en Occident. Dans ce cadre, les « Keur Serigne Touba » sont non seulement des vecteurs de transmission du message de Cheikh Ahmadou Bamba, mais aussi un des moyens que la confrérie utilise pour s’institutionnaliser.
Elles sont par excellence des « centres » ou des « cœurs », dans le sens où elles matérialisent un territoire sacré et constituent généralement un lieu sûr et de dissémination du message de Cheikh Ahmadou Bamba.
Quels sont les impacts socio-économiques et culturels de la présence internationale des mourides ?
La migration a permis aux mourides de développer un volet entrepreneurial dans les pays d’accueil. Celui-ci est mis en pratique grâce à une réactualisation de la mystique du travail, couplée à la solidarité entre les disciples. Leur migration vers le reste de l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, ainsi que les modes d’insertion qu’ils y inventent, ont permis aux mourides de développer des espaces commerciaux et de mettre en place des réseaux commerciaux internationaux.
Ces espaces sont à la fois des lieux d’implantation commerciale, d’approvisionnement et de débouchés pour leur commerce. Par ailleurs, les mourides de l’étranger jouent un rôle important pour garantir une certaine autonomie financière de la communauté grâce aux transferts financiers. La migration internationale des mourides a permis à Touba d’être attractive, parce qu’elle est devenue une véritable place financière. Les envois des centaines de milliers de mourides disséminés dans le monde permettent la construction de maisons, l’entretien des familles, le financement d’infrastructures et d’équipements à caractère collectif.
Grâce à leur participation financière, les mourides de l’étranger financent des routes et des hôpitaux. Dans les pays d’accueil, sur le plan culturel, ils expriment leur identité à travers leur façon de s’habiller et l’organisation d’événements tels que les Magal. En cela, ils assurent la pérennité de leur culture dans un environnement hostile et très sécularisé.
Quelle est la valeur ajoutée de la traduction et de la diffusion des écrits de Cheikh Ahmadou Bamba à l’échelle internationale dans un contexte de crise ?
C’est par la non-violence que Cheikh Ahmadou Bamba a choisi de diffuser l’islam, de résister à la colonisation et de protéger son peuple contre les effets dévastateurs de la colonisation et de l’acculturation. C’était l’approche qu’il proposait pour l’accomplissement du changement social. Dans sa logique, il ne croyait pas en une réforme de type top-down, dans laquelle les hommes de pouvoir, laïcs ou religieux, auraient l’initiative.
Mais, selon lui, pour obtenir un impact durable, il faut que les graines du changement soient semées dans les cœurs et les âmes. Le type d’éducation qu’il préconisait concernait autant le corps que l’esprit et l’âme. Sa philosophie de paix et de pardon peut inspirer le monde, tandis que ses écrits poétiques, appelés Qasidas, demeurent des sources d’inspiration spirituelle et culturelle.
Comment la diaspora mouride constitue-t-elle un ambassadeur du Sénégal et de l’islam soufi ?
Par sa présence, ses pratiques, son organisation et son comportement collectif, elle participe activement à façonner une image positive, structurée, pacifique et spirituelle du pays et de sa tradition religieuse. Le mouridisme, fondé par Cheikh Ahmadou Bamba, est un islam mystique (basé sur la purification intérieure) et non violent (résistance pacifique). Il offre une alternative aux courants violents qui se réclament de l’islam. Par leurs discours et par leurs comportements, tirés des enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, les mourides constituent de dignes représentants du Sénégal et de l’islam soufi. Par leur dynamisme, qui se traduit notamment par une pratique axée sur le partage, la solidarité et la fraternité, ils démontrent qu’ils peuvent changer le monde dans une dynamique de paix et de pardon.