Autodidacte, visionnaire et profondément enraciné dans sa culture, Modou Lolly Sarr incarne une nouvelle génération de créateurs africains. Du mixage musical aux studios de doublage, en passant par le développement d’applications certifiées par Apple, ce technicien du son, devenu entrepreneur, défie les codes établis. À 36 ans, il porte l’ambition d’un cinéma africain libre, accessible et mondial. Entre audace, foi et discipline, le parcours de ce pionnier sénégalais est celui d’un homme qui transforme chaque défi en tremplin.
Dans l’intimité d’une pièce baignée par une lumière tamisée, Modou Lolly Sarr tient un iPad. Ses doigts fins effleurent l’écran avec une aisance qui trahit une familiarité profonde avec la technologie. Enjoué, il parle avec un débit rapide mais limpide. Sur l’écran, une séquence de deux minutes de Fast and Furious 9 défile. Mais la surprise est totale : les dialogues résonnent en wolof. Ils sont fluides et naturels. Vin Diesel parle wolof ! Surréaliste, la scène force à dessiller les yeux. Mais il se veut rassurant : ce n’est ni un canular, ni l’œuvre de l’intelligence artificielle. Il a cassé les codes linguistiques et repoussé les limites du 7ᵉ art pour rendre plus « digeste » sa consommation sous nos latitudes.
Sans vantardise ni fanfaronnade, Modou se présente : « Je suis le premier Sénégalais à avoir réalisé le doublage du blockbuster américain d’un budget de 300 millions de dollars (soit 112,22 milliards de Fcfa). » Ce procédé consiste à remplacer la voix originale d’un acteur par une autre, dans une langue différente. Ce travail ne se limite pas à lire une traduction : il faut adapter le texte, caler sa voix sur les mouvements des lèvres et restituer les émotions visibles à l’écran. Chaque respiration, chaque mimique, chaque silence compte. Celui qui double le film doit observer attentivement le jeu de l’acteur et le reproduire vocalement, « sans jamais apparaître à l’image ». C’est un exercice de précision, qui demande à la fois une maîtrise technique et une capacité d’interprétation.
Son parcours, une symphonie de transitions inattendues
Cette prouesse linguistique révolutionnaire, il l’a réussie en collaborant avec des animateurs, des présentateurs ainsi que des influenceurs, tous de renom. Faute de moyens financiers, il entre en contact avec Pape Sidy Fall, DJ Boub’s, etc. « Alors, je leur ai proposé autre chose : la chance de prendre part à un projet inédit, une aventure qui allait mettre encore plus en lumière la richesse de la langue wolof », explique-t-il. Mais derrière cet élan créatif se profilait une zone de turbulences. L’initiative, aussi passionnée fût-elle, avait été lancée sans autorisation officielle. Universal Pictures, propriétaire des droits du film, ne tarda pas à réagir. « On m’a naturellement reproché de ne pas avoir le droit de doubler le film. Ils m’ont dit : « Il ne faut plus recommencer. Mais envoyez-nous d’abord, on va voir » », rapporte Modou, en mimant la gravité du ton. La réaction initiale tenait de la réprimande officielle. C’était toutefois sans compter sur la qualité du travail livré. Lorsque l’enregistrement leur parvint, le ton changea radicalement. « Et quand ils ont écouté, ils étaient heureux du résultat », sourit-il, encore étonné de ce revirement. Pourtant, le parcours de Modou Lolly Sarr semblait tout tracé vers un avenir bien rangé. Après un baccalauréat série G, il s’oriente vers des études en comptabilité. Un choix de raison plus que de passion. « C’était pour plaire aux parents », avoue-t-il sans détour. Il ne s’en cache pas : « Je n’ai jamais aimé la comptabilité ». C’est au contact de musiciens, dans les studios, que la passion du son émerge. Le déclic est profond, viscéral. Contre l’avis de sa mère, qui le pousse à garder un poste stable de gestionnaire de projet – un emploi où ses compétences avaient été remarquées – il décide de tout quitter. « J’ai dit à ma mère que j’allais arrêter ce travail. Elle me dit : pourquoi ? Je lui réponds : déjà, ce qu’ils me paient, ça ne me suffit pas… Est-ce que tu as quelque chose de mieux que ça ? J’ai dit : le son ». La décision surprend ses parents. « Ça les a un petit peu choqués », reconnaît-il. Mais il mesure sa chance : « J’ai une mère à l’esprit ouvert », une qualité précieuse face à un fils habité par une conviction rare. « Dès que je suis né, je sais que je ne suis pas fait pour ce système. Pour ce système en général. Je n’ai jamais voulu être cloîtré entre les quatre murs d’un bureau ». Très tôt, il comprend qu’il ne vivra pas pour « des salaires ». Ce qu’il cherche, ce n’est pas un emploi, c’est une trajectoire. Une voix. Un son. Il veut créer, produire, libérer. Suivre son propre tempo, loin des normes et des bureaux. Au fil des années, il s’est imposé comme un technicien incontournable du son, collaborant avec des figures majeures de la scène urbaine sénégalaise. Parmi elles : One Lyrical, Nit Doff (aujourd’hui président du conseil d’administration du Fonds de développement des cultures urbaines – Fdcu), ou encore le groupe Akhlou Brick. « Que ce soit en programmation de beats ou en mixage, j’étais surtout reconnu pour le mixage. C’est mon domaine, et j’ai commencé à en vivre. Mieux qu’avant, avec mon studio WordSharp Music », explique-t-il.
Une enfance turbulente
L’audace de Modou Lolly Sarr puise ses racines dans une enfance qu’il décrit comme « turbulente », mais jamais « violente ». Né le 4 août 1988 à Rufisque, il revendique pourtant avec fierté son attachement à Keur Massar, ville où il a véritablement grandi. Enfant remuant, peu enclin à suivre les règles, il ne correspondait pas à l’image de l’élève modèle. S’il faisait preuve de grandes capacités intellectuelles, son manque d’assiduité a failli l’éloigner des bancs de l’école. En effet, il préférait les terrains vagues aux salles de classe, partageant son temps entre le football, les escapades en forêt et l’élevage de chiens. Esprit libre, indépendant, réfractaire aux cadres établis, une posture qui, bien que marginale à l’époque, deviendra plus tard l’un des moteurs essentiels de sa trajectoire artistique et professionnelle. Ce refus instinctif de la norme allait lui ouvrir les chemins d’une créativité sans concessions.
La soif d’apprendre de Modou Lolly Sarr dépasse largement les frontières du son et du cinéma. Curieux, autonome et en perpétuelle quête de nouveauté, il s’est lancé dans un tout autre univers : le développement informatique. Et comme souvent chez lui, c’est en autodidacte qu’il y est arrivé. « J’étais allé sur YouTube, j’ai fait des recherches sur comment me lancer dans le codage, parce que j’ai un projet d’application…J’apprenais juste pour pouvoir coder. Et en une année, boom ». Résultat ? En janvier 2024, il devient développeur Apple certifié, l’un des quelque 2.500 dans le monde à avoir décroché cette reconnaissance. Une certification obtenue grâce à son premier projet numérique : une plateforme nommée Wawaw. Mais Wawaw n’est pas qu’un exercice technique. C’est une réponse directe à une problématique majeure du cinéma africain : le manque de visibilité, le piratage, et la difficulté d’accès aux financements. Conçue comme une plateforme de diffusion et de valorisation du cinéma africain, l’application entend briser les barrières d’un système où, malgré une production abondante, peu de films trouvent leur public. « En Afrique, nous produisons chaque année 5.000 films. Et ces 5.000 films, il n’y en a que 2 % qui sortent au niveau international », renseigne le technicien.
Pensée comme un Netflix localisé, la plateforme propose des films africains en langues nationales, doublés en langues internationales pour toucher un public global, mais aussi l’inverse : des films occidentaux rendus accessibles dans les langues locales. Un modèle inclusif, qui repose sur une réalité encore trop souvent négligée. « Il y a plus de 64 % d’Africains et de Sénégalais qui ne parlent ni français ni anglais, et qui aiment les films, et qui veulent savoir ce qui se passe », ajoute-t-il.
Une personnalité entière
Quand il ne travaille pas, Modou Lolly Sarr trouve son équilibre dans les jeux vidéo sur PlayStation. « C’est mon activité quotidienne. Je pense à mon entreprise, et quand je suis saturé, je joue. Puis je reprends », dit-il. Sa principale qualité ? Sa franchise. « Je suis trop direct. Je ne parle pas derrière quelqu’un », fait-il savoir. Une qualité parfois perçue comme un défaut, mais qu’il assume pleinement. Cet esprit direct du « fervent croyant » se reflète dans son regard critique sur l’industrie cinématographique sénégalaise. Bien que le Sénégal ait été un pionnier du cinéma africain, il déplore sa stagnation actuelle, avec seulement deux films produits par an, comparé aux milliers du Nigeria ou du Kenya. « Il y a une grande faille », insiste-t-il. Il interpelle directement les autorités et les structures étatiques : « Ils ne savent rien de ce qui se passe dans le cinéma », dénonce-t-il, soulignant le potentiel économique et culturel inexploité.
À 36 ans, le mariage n’est pas une priorité pour Modou Lolly: « Chaque chose en son temps. J’attends juste d’être stable psychologiquement, et d’avoir du temps pour quelqu’un ». Absorbé par ses projets, il oublie même parfois de manger, même s’il garde un faible pour les plats modestes comme le Thiébou Kétiak ou les crudités. Ses dreadlocks, devenues sa signature visuelle, sont une affirmation de soi. « Je choisis de faire un style qui sera respectable », soutient-il. Ce besoin d’authenticité traverse tout son parcours.
Modou Lolly Sarr n’a pas seulement doublé un film, il a ouvert une voie. Son projet de version wolof de Fast and Furious 9 marque un tournant. Mais pour lui, ce n’est qu’un début : des discussions sont déjà engagées avec Marvel pour une version africaine de Black Panther.
Par Pathé NIANG