Qui de cette génération des années 90 n’a pas dansé sous le rythme convulsif de « Deureum yaye », de « Simb » ou encore de « Sportifs » ? Le Lemzo Diamono est parti d’une « utopie active » pour devenir un groupe classique de la musique sénégalaise. Cet orchestre-école, créé aux débuts des années 90 par Lamine Faye, est un des pans essentiels de l’histoire de la musique sénégalaise.
À l’aube des années 1990, la scène musicale sénégalaise est saturée par les géants du mbalax. Youssou Ndour est au sommet, Omar Pène impose sa constance, Ismaël Lô explore d’autres horizons, Thione Seck fulmine avec le Raam-Daan. Baaba Maal voyage avec le Daandé Léñol… C’est dans cet interstice que surgit Lemzo Diamono, collectif explosif fondé en 1990 par le guitariste Lamine Faye, ancien du Super Diamono de Dakar. Ce groupe transcende une simple formation musicale. C’est en effet une déclaration de principe. Il a incarné une volonté générationnelle de réappropriation, de reformulation et de dépassement des codes établis du mbalax. Il fallait le faire. Il fallait qu’une formation musicale fasse bouger les lignes et éclore de nouvelles têtes d’affiche. En 1989, après la sortie de l’album « Adama Ndiaye », le Super Diamono, groupe phare, chapeauté par le légendaire Omar Pène, entre dans une phase de déclin. Le fameux groupe dakarois s’éclate.
Omar reconstruit sa team sur les ruines du Super Diamono avec Bob Sène, Lapa Diagne et Mamadou Maïga. Lamine Faye, guitariste virtuose, est une voix dissidente. Il était, si on peut dire, un des architectes sonores du Super Diamono. Lamine Faye eut alors l’excellente idée de mettre en place une formation musicale dont il serait maître et possesseur pour ainsi dire. La magie opère. Il fait appel à ses frères Moustapha, pianiste, et Ma Anta, batteur, auprès desquels il jette les bases solides d’un orchestre digne de ce nom. Il y ajoute le percussionniste Moussa Traoré. Daouda Ba, membre du groupe Keur Gui, sera à la basse.
Une section de cuivre autant virtuose que majestueuse se forme autour de Moustapha Fall, Ibou Konaté et Sanou Diouf. Au chant, Alioune Mbaye Nder germe comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ainsi, le Lemzo Diamono Groupe devient officiel. Lemzo Diamono s’érige d’abord comme une esthétique sonore. Tempo resserré, synthétiseurs nerveux, guitares électriques incisives, percussions traditionnelles réorganisées. On y reconnaît le mbalax, certes, mais épuré de ses ornementations lyriques au profit d’une expressivité plus directe, plus urbaine et plus syncopée. C’est un mbalax qui dialogue avec le funk, la pop mondiale, parfois même avec la house ou le rap naissant.
Le résultat est une musique de clubs et de rues, qui s’adresse à une jeunesse désireuse de rompre avec l’académisme musical, sans trahir ses racines. L’artillerie fin prête, le « blitklitz » musical commence en 1990 avec un premier album intitulé « Jom ». On y retrouve (Sportifs, Taaw Bi, Boul Ko Fowe, Migration, Kilifa, Marimbalax). L’album rencontre un grand succès. Les deux morceaux qui happent la critique demeurent « Sportifs » et le magnifique « Migration », plus connu sous le nom de « Deureum yaye ». 8 ans d’existence, 7 albums, mille influences La consécration se poursuit mutatis mutandis en 1992, et aboutit à un autre album plus mûr.
Il s’agit de « Setsima », album dans lequel Lamine Faye et son groupe se sont maltraités la nuque pour offrir un joyau sonore d’une pure qualité. On y écoute : (My Lover-Setsima, Gorée, Guissane, Métiers, Kemane, Limata Niane). Ainsi, Lamine joint deux artistes dans le groupe : Fallou Dieng et Mada Ba. Dans cet album, Lamine a collaboré avec son frère Habib Faye qui a assuré la basse sur plusieurs morceaux.
Ces deux albums ont suffi pour mettre Dakar dans une effervescence musicale insoupçonnée. Les boites comme Le Kilimandjaro et Thiossane en portent la signature mémorielle. L’orchestre s’est agrandi en intégrant Salam Diallo, danseur, et Allié Faye, percussionniste. Conscient de la lancée qualitative sur laquelle l’orchestre s’est englué, Lamine restera 18 mois sans sortie, privilégiant ainsi les tournées. En 1994, sort un troisième opus : « Masla-bi ». Un album porté par les tubes « Atterrissage forcé » et « Yaru na ». Cet album marque la fin de la collaboration entre Alioune Mbaye Nder et le groupe. C’est dans cet album qu’on retrouve : Yaru-Na, Masla-bi, Wadiour, Nescafé Frappé, Atterrissage forcé, Justice, Douma Tayi.
La dynamique interne, néanmoins, s’érode à mesure que les figures émergent. Le départ d’Alioune Mbaye Nder en 1995 marque un tournant. Le groupe survit, se reconfigure, produit encore, mais la tension initiale se dilue. Lemzo Diamono cesse d’être un lieu d’avant-garde pour devenir un référent patrimonial. Ce glissement est inévitable, toute avant-garde, si elle réussit, devient classique. Lamine et ses poulains continue à faire leur chemin. Dans la foulée, Mamadou Lamine Maïga remplace Alioune Mbaye Nder. Le groupe accueille aussi Maïmouna Johnson pour remplacer Mada Ba. Avec l’alchimie de Lamine Faye, ils parviennent à sortir le plus immense tube de l’année 1995. Il s’agit de « Simb », porté par les voix des percussionnistes Moussa Traoré et Allié Faye, qui a fait danser toute une génération.
Les départs se succèdent, choristes et chanteurs quittent progressivement le groupe. Lamine Faye, loin de céder au découragement, choisit alors de miser sur la relève et s’engage à faire éclore de jeunes talents. Parmi eux, Pape Diouf, qui s’imposera plus tard comme le chef de file de « la Génération consciente». Pour accompagner cette nouvelle dynamique, Lamine recrute deux nouvelles choristes, Ami Mbengue et Cécile Niang, en vue de l’enregistrement de l’album Volume 5, paru en 1995. Ce disque sera porté par la chanson « Borom Deur bi », véritable chanson-écrin aux accents populaires. Mais c’est aussi le talent immense de Mamadou Lamine Maïga qui vient sublimer l’album avec le morceau « Respect», tout en finesse et en profondeur. Selon le podcasteur Mosow, cet opus posera les bases du second «Diapason » mettant en scène de manière féconde le Lemzo Diamono.
Une captation sonore du groupe est réalisée, donnant naissance à l’album live de 1997, en deux volumes. En 1998, paraît « Cocorico », septième et ultime album officiel du Lemzo Diamono, dominé par la voix montante de Pape Diouf. Le Lemzo n’aura vécu alors que huit ans, mais Lamine Faye aura réussi à ancrer une formation musicale cohérente, exigeante et généreuse, marquée par le renouvellement du mbalax. Il poursuivra ensuite sa route artistique avec plusieurs collaborations, notamment avec Souleymane Faye dans l’album Guëw. Aujourd’hui, l’histoire de Lemzo Diamono s’impose comme une séquence décisive dans l’évolution du mbalax.
Le groupe a joué un rôle structurant dans la mutation du genre, en renouvelant sa forme, son instrumentation, son rapport à la jeunesse, et surtout sa logique de production. Il a déplacé le centre de gravité de la musique sénégalaise vers des territoires plus poreux, plus urbains et plus collectifs. Il a aussi contribué à démocratiser le rêve artistique en montrant qu’un groupe peut être à la fois une école, une plateforme et une force.
Lemzo Diamono n’est point un épiphénomène nostalgique, c’est en réalité un point de bascule. Il aura permis au mbalax de franchir une ligne générationnelle, sans perdre son âme. Il aura formé des artistes, mais aussi des publics. Il est aujourd’hui temps de le relire non comme un groupe de plus dans la galaxie post-Youssou, mais comme une matrice créative, une des dernières grandes utopies collectives de la musique populaire sénégalaise.
Amadou KÉBÉ