À l’heure où le Sénégal s’engage dans une mutation profonde, la culture apparaît comme l’un des leviers les plus décisifs pour projeter la nation vers la souveraineté économique, sociale, intellectuelle et symbolique. L’enjeu dépasse le domaine artistique : il touche à la psychologie collective, au positionnement international du pays, à la cohésion nationale et à la dynamique de développement. Penser la culture comme une force stratégique, en synergie avec le tourisme, l’artisanat, le transport aérien et les parcs nationaux, constitue l’un des axes les plus prometteurs de la vision Sénégal 2050.
I – LA CULTURE, FONDATION DE LA SOUVERAINETÉ NATIONALE
La culture n’est pas un simple héritage de traditions : elle constitue la matrice intellectuelle et émotionnelle qui soutient la cohésion d’un peuple. Elle structure les comportements, façonne les imaginaires collectifs et influence la manière dont une nation se représente, s’organise et se projette dans le monde.
Les pays les plus avancés ont compris que leur puissance repose sur la solidité, la cohérence et la vitalité de leurs récits fondateurs. La culture véhicule des valeurs qui déterminent le rapport au travail, à l’altérité, à l’éthique, au patriotisme, à la discipline, à la responsabilité individuelle et collective. À travers elle, un pays forge son caractère.
• Le Japon a construit sa modernisation sur la discipline collective et le sens du devoir hérités du bushidô.
• La Corée du Sud a bâti son essor fulgurant sur une culture de l’effort, de la persévérance et de la résilience (han).
• Les pays scandinaves ont ancré leur prospérité dans une culture de confiance, de transparence et de responsabilité sociale.
Pour le Sénégal, raviver la culture nationale signifie renforcer l’identité tout en modernisant les pratiques afin d’accompagner un développement durable et souverain. Le pays dispose d’un socle culturel puissant, mais encore insuffisamment mobilisé comme levier stratégique.
Nos valeurs telles que le jom, le kersa, le muñ, le sens de l’hospitalité, la solidarité, l’esprit communautaire doivent être actualisées, dynamisées et intégrées au projet national. N’est-ce pas là, justement, la colonne vertébrale du « jub, jubal, jubanti » : une éthique renouvelée, un idéal de rectitude, un chemin de modernité enracinée ?
II – UNE SYNERGIE STRUCTURELLE : CULTURE, TOURISME, ARTISANAT, TRANSPORT AÉRIEN ET PARCS NATIONAUX
Cette synergie repose sur l’idée que les secteurs culturels ne vivent pas isolément : leur interaction peut devenir un puissant moteur économique. Le tourisme culturel représente aujourd’hui une part croissante de l’économie mondiale (près de 40 % du tourisme international). Le Sénégal, avec Gorée, Saint-Louis, les cités sérères, les traditions léboues, les villages mandingues, mais aussi sa musique, sa danse, son artisanat et sa gastronomie, dispose d’un patrimoine exceptionnel qui ne demande qu’à être mieux valorisé.
En reliant ses sites naturels, ses festivals, ses traditions et ses innovations, le Sénégal peut concevoir un circuit culturel attractif capable de valoriser les territoires, de créer des emplois et de dynamiser les zones périphériques. Dans cette perspective, il est possible d’envisager, à court ou moyen terme, la mise en place de routes culturelles, de circuits touristiques thématiques, d’expériences immersives, de parcours patrimoniaux interactifs ainsi que d’événements culturels permanents.
L’artisanat sénégalais, l’un des plus riches et variés du continent, souffre encore d’un manque de structuration, de certification et de chaînes de valeur durables. Une meilleure organisation du secteur — formation, labellisation, distribution, exportation — permettrait d’en faire un puissant vecteur économique et identitaire, notamment en lien avec les marchés touristique, numérique et créatif.
Le transport aérien constitue également un relais décisif. Une stratégie tarifaire, logistique et diplomatique pensée pour soutenir les flux culturels, touristiques et événementiels pourrait faire du Sénégal un carrefour régional incontournable. Des vols mieux connectés, des corridors culturels et des partenariats avec les grandes compagnies renforceraient la circulation des artistes, des biens culturels et des visiteurs.
Les parcs nationaux, véritables joyaux écologiques, pourraient quant à eux accueillir des parcours culturels intégrés mêlant art, patrimoine, traditions et écotourisme. Expositions, installations à ciel ouvert, résidences artistiques, festivals éco-culturels ou programmes éducatifs pourraient contribuer à transformer ces espaces en lieux de découverte à la fois immersive, éducative et respectueuse de l’environnement, faisant ainsi du Sénégal une référence régionale en matière de culture durable.
III – LES ÉTATS-UNIS, LA CHINE ET L’INDE : LA CULTURE COMME ARME DE DOMINATION
Ces nations démontrent que le soft power constitue désormais l’un des piliers majeurs de la puissance contemporaine.
Les États-Unis dominent l’imaginaire mondial grâce à Hollywood, aux séries, à la musique et aux plateformes de streaming : ils ont fait de leur industrie culturelle une véritable armée douce, capable de diffuser leurs valeurs et leur mode de vie à l’échelle planétaire.
La Chine avance, lentement mais sûrement, en diffusant sa langue, son histoire, son esthétique et sa pensée politique. Elle s’affirme aujourd’hui comme l’une des puissances les plus influentes, ayant fait du récit civilisationnel et de la diplomatie culturelle un levier d’influence, d’expansion économique et de légitimation internationale.
L’Inde, quant à elle, déploie une industrie audiovisuelle tentaculaire, capable de toucher des milliards de spectateurs. Bollywood est devenue l’une des plus grandes usines mondiales de l’imaginaire, avec une capacité unique à structurer des représentations culturelles bien au-delà de ses frontières.
Ces modèles prouvent que la culture n’est pas un simple secteur d’agrément, mais un investissement stratégique à long terme, moteur de rayonnement, d’attractivité et de puissance pour les nations qui la placent au cœur de leur projet politique.
IV – PROTÉGER LES ARTISTES ET INTELLECTUELS : L’URGENCE D’UN CADRE FORT
Les artistes constituent l’avant-garde de la pensée critique, et leur liberté demeure l’un des indicateurs les plus fiables de la vitalité démocratique.
Le Sénégal doit, à ce titre, se doter d’une législation solide et cohérente pour protéger les créateurs contre la censure, le plagiat, les menaces et les pressions sociales, politiques ou religieuses qui entravent leur expression.
Il est indispensable d’instaurer un statut professionnel clair, assorti de mécanismes de protection, d’un filet social adapté et de droits d’auteur pleinement garantis par l’État. La liberté artistique et intellectuelle ne saurait être négociable : elle est un droit fondamental et une condition essentielle de l’innovation culturelle.
Une société qui étouffe ses créateurs et ses intellectuels se condamne non seulement à la stagnation civilisationnelle, mais aussi à la momification de son identité. À l’inverse, un pays qui protège, accompagne et valorise ses artistes se donne les moyens de penser l’avenir, de se renouveler et de rayonner dans le monde.
V – INFRASTRUCTURES CULTURELLES : UN RÉSEAU À CONSTRUIRE
Chaque capitale régionale doit disposer d’équipements culturels modernes : salles de spectacle, cinémas, studios d’enregistrement, bibliothèques, musées, espaces d’exposition et centres multimédias. Ces infrastructures doivent être pensées comme de véritables pôles culturels capables d’accueillir la création, la formation, la production et la diffusion artistique.
Pour garantir leur efficacité, leur gestion doit être confiée à des professionnels qualifiés et expérimentés, et non à des structures improvisées ou politisées. La gouvernance culturelle doit reposer sur des compétences, des normes claires et une vision stratégique à long terme.
Le modèle des partenariats public-privé mérite d’être exploré afin d’assurer la viabilité financière, la maintenance, l’innovation technologique et la qualité des services. Ce type de partenariat permettrait également d’attirer des investissements, de mutualiser les ressources et de renforcer la durabilité économique de ces équipements.
L’objectif est de créer un réseau homogène, performant et durable sur l’ensemble du territoire, afin d’éviter la concentration d’infrastructures dans la seule capitale. Un maillage culturel équilibré contribuerait à réduire les disparités régionales, à stimuler l’économie locale et à offrir à chaque citoyen un accès équitable à la culture et aux industries créatives.
VI – FAIRE DU SÉNÉGAL UN HUB CULTUREL ET AUDIOVISUEL AFRICAIN
Le Sénégal dispose d’un potentiel immense pour attirer des tournages internationaux, grâce à la diversité de ses paysages, à la richesse de ses cultures et à sa position stratégique en Afrique de l’Ouest. Pour devenir un véritable hub audiovisuel, il est indispensable de mettre en place des incitations fiscales attractives, un guichet unique facilitant les démarches administratives, des studios modernes intégrant les standards techniques internationaux, ainsi qu’une politique proactive de promotion auprès des grandes productions mondiales. Le Maroc constitue à cet égard une référence de dynamisme audiovisuel dont l’expérience pourrait utilement inspirer le Sénégal.
Par ailleurs, le pays pourrait accueillir des écoles spécialisées, des ateliers de formation, des résidences d’artistes, des laboratoires de création numérique et des plateformes de coproduction. Ces structures contribueraient à renforcer les compétences locales, à attirer des talents internationaux et à favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de professionnels.
Une industrie audiovisuelle solide génère des milliers d’emplois directs et indirects, attire des capitaux étrangers, stimule l’innovation et offre au pays une vitrine puissante pour rayonner sur la scène internationale. En développant ce secteur, le Sénégal pourrait à la fois diversifier son économie, affirmer son identité et consolider son influence culturelle dans la région et au-delà.
VII – GASTRONOMIE, FESTIVALS ET PATRIMOINE IMMATÉRIEL : DES ATOUTS À VALORISER
La cuisine sénégalaise regorge de richesses encore largement sous-explorées. Le pays pourrait créer de véritables routes gastronomiques reliant terroirs, marchés et restaurants, organiser des foires culinaires régionales et instaurer des concours nationaux afin de valoriser les savoir-faire traditionnels comme les innovations culinaires contemporaines. Une telle stratégie contribuerait à positionner la gastronomie sénégalaise comme un marqueur identitaire fort et un moteur de développement économique.
Les festivals, quant à eux, doivent être modernisés pour répondre aux standards internationaux : marketing renforcé, programmation ouverte sur le monde, couverture médiatique ambitieuse, dispositifs numériques performants et professionnalisation des équipes. Moderniser ces événements permettrait d’accroître leur attractivité, de mieux structurer la filière culturelle et de générer davantage de retombées économiques et touristiques.
Le patrimoine immatériel (chants, danses, rites, savoir-faire, traditions) constitue un levier exceptionnel de différenciation culturelle. Ce capital symbolique peut être intégré dans des parcours touristiques, des programmes éducatifs, des contenus médiatiques ou encore des plateformes numériques de valorisation.
En transformant ces ressources en produits touristiques, éducatifs et médiatiques, le Sénégal peut renforcer durablement son attractivité culturelle, affirmer son identité et développer une économie créative solide et innovante.
VIII – UNE ÉCOLE NATIONALE DES MÉTIERS DE LA CULTURE
Il devient urgent de créer une grande école nationale dédiée aux métiers de la culture : scénographie, régie, gestion culturelle, ingénierie du son, production audiovisuelle, droits culturels, médiation artistique, conservation du patrimoine et administration de projets. Une telle institution doit se positionner comme un véritable centre d’excellence, capable de former des professionnels hautement qualifiés et directement opérationnels.
Ouverte aux partenariats internationaux (universités, écoles d’art, réseaux culturels africains et institutions spécialisées), cette école devrait également collaborer étroitement avec les acteurs du terrain : festivals, compagnies artistiques, musées, salles de spectacle, studios, collectivités territoriales et industries créatives.
Elle jouerait ainsi un rôle central dans la professionnalisation, la modernisation et la structuration du secteur culturel. À terme, elle pourrait devenir un moteur d’innovation, un incubateur de talents et un laboratoire de développement culturel au service du Sénégal et de la sous-région.
CONCLUSION – LE SÉNÉGAL DOIT ENTRER DANS LA PUISSANCE
Le Sénégal possède tous les atouts pour s’imposer comme une puissance culturelle majeure sur le continent. À condition que l’État assume une vision stratégique claire, protège ses créateurs, modernise ses infrastructures, structure l’économie culturelle et projette ses récits dans le monde, la culture pourra devenir l’un des piliers de la souveraineté nationale et du développement économique.
En articulant politique culturelle, diplomatie, innovation et industries créatives, le pays peut transformer son immense capital symbolique en moteur d’influence, d’attractivité et de prospérité.
La culture n’est pas seulement un patrimoine à préserver : c’est une force vive capable de redéfinir l’image du Sénégal, de renforcer la cohésion nationale et de créer des opportunités économiques durables pour toute la population.
Si cette ambition est pleinement assumée, la culture deviendra non seulement une vitrine internationale, mais aussi un levier structurant de transformation sociale, d’émancipation des talents et de rayonnement régional.
Dr Papa Coly Faye est socio-anthropologue, chef d’entreprise et pionnier du cinéma numérique en Afrique francophone, reconnu comme l’une des figures du renouveau audiovisuel sénégalais.
Passionné par le tourisme et la valorisation du patrimoine, il plaide pour une politique culturelle ambitieuse, structurante et souveraine.


