Organisé par le laboratoire sur les débuts des cinémas d’Afrique (Early African Cinemas Lab) dirigé par le professeur Vincent Bouchard, un atelier d’une quinzaine de jours sur les archives d’Ousmane Sembène (Lilly Library) et Paulin Soumanou Vieyra (Black Film Center & Archive) a regroupé du 27 mai au 6 juin 2025 une quinzaine d’universitaires et de chercheurs à l’Université d’Indiana à Bloomington (États-Unis). Occasion d’explorer davantage les parcours de ces deux précurseurs des cinémas d’Afrique, cet atelier va déboucher sur un livre collectif qui sera publié en fin d’année. Les fils des deux cinéastes étaient présents, interrogés ici par Saïba Bayo (qui filme) et Olivier Barlet.
Nous sommes ici à Bloomington en présence de chercheurs venus pour travailler sur le passé de vos familles. Que ressentez-vous ?
Alain Sembène : En fait, il a été très difficile de faire venir ces archives. Cela a demandé plusieurs années. C’est la première fois que je viens à Bloomington et c’est avec beaucoup d’émotions. J’avais craint que ces archives ne disparaissent, mais les voilà sauvées, et dans d’excellentes conditions. Je suis très satisfait du résultat. Tout a été numérisé, aussi bien les textes que les films. Ces archives font venir des chercheurs du monde entier, et permettent de mieux connaître et comprendre mon père.
Stéphane Vieyra : J’avais déjà été invité à un atelier en 2019 qui se donnait pour but d’étudier l’importance de Paulin Soumanou Vieyra sur la scène du cinéma africain. Différents intervenants ont discuté de l’opportunité de transférer les archives que nous avions récupérées. Notre mère avait préservé tout ce patrimoine. Nous l’avons rapatrié en France, pour le préserver mais les malles se trouvaient dans une cave. Les archives ont résisté au temps, mais il fallait mieux les conserver et les transmettre. La Covid a retardé les choses, mais nous avons pu les transférer en 2021 au Black Film Center & Archive. En trouvant à la Lilly Library un carton d’invitation que notre mère avait fait pour fêter ses 40 ans chez Sembène, je me suis rappelé le lien très fort qui unissait nos deux familles. Nous, les enfants, nous avons pris le relais. Et nous sommes heureux que les archives de nos parents se retrouvent dans la même université, cela a du sens.
Quels souvenirs avez-vous des relations de vos deux familles ?
Alain Sembène : On était très proches. On a été élevés ensemble. J’étais gosse, si bien que le fait que nos pères étaient dans le cinéma était secondaire. C’était un peu une famille. On se voyait régulièrement, plusieurs fois par semaine, et on avait de très bonnes relations. Il y avait beaucoup d’affection, vraiment une très bonne ambiance. Cela a créé des liens très forts. C’est plus tard que j’ai pris conscience qu’il y avait un patrimoine culturel. Mon père voyageait beaucoup, si bien que pour moi, la famille Vieyra était un moyen de me stabiliser psychologiquement. Elle m’a beaucoup apporté.
Et du côté Vieyra, on voit dans les archives que Paulin lui aussi était toujours par monts et par vaux…
Jacques Vieyra : Oui, il voyageait énormément. Mais ma mère était présente. On s’était habitués à ce qu’il parte et il revenait avec des cadeaux. On avait pris l’habitude. Je n’ai pas vraiment senti son absence.
Stéphane Vieyra : Je savais qu’il y avait des cadeaux qui arrivaient quand il revenait ! Jacques Vieyra : La maman a senti les absences. Elle en parlait parfois…
Concernant les archives, je ne vous apprends rien en disant que des voix s’élèvent en Afrique qui regrettent, alors même que le mouvement de restitution d’objets historiques d’Europe vers l’Afrique ne fait que débuter, que les archives de Sembène et Vieyra soient passées aux États-Unis. Que leur répondez-vous ?
Jacques Vieyra : C’est vrai qu’au départ, ça m’a paru très bizarre qu’on mette les archives aux États-Unis. On est de la veine de notre père, pour la renaissance africaine, et pour que les choses soient gérées par les Africains. Il m’a fallu du temps pour le réaliser et je remercie Stéphane d’avoir pris cela en main. Je crois qu’il faut effectivement dépasser les clivages. Il est important que le public comprenne qu’il ne s’agit pas d’objets mais de papiers et de pellicule qui peuvent pourrir, qui peuvent disparaître. Nous profitons de la culture de la préservation des Américains.
Stéphane Vieyra : Bien sûr, la France a aussi cette culture mais, malgré nos demandes, nous n’avons pas eu de réponse. Nous avons donc perçu la connexion américaine comme la Providence. Il faut que le public réalise que c’est mieux pour les archives qu’elles se retrouvent aux États-Unis dans les conditions optimums qu’on a ici, dans un des centres d’archives les plus importants du pays. La zone de stockage a une hygrométrie parfaite et il n’y a pas beaucoup d’endroits au monde avec une telle qualité.
Il me semble qu’après hésitations, Ousmane Sembène avait donné ses films à la Cinémathèque africaine de Ouagadougou…
Alain Sembène : Les copies mais pas les originaux, qui se trouvent en Europe ou au Maroc, dans les laboratoires. Mon père avait lui-même, avant sa mort, pris l’initiative d’envoyer ses archives aux États-Unis. L’université d’Indiana avait été son point d’entrée aux États-Unis dans les années 70. Il y avait séjourné. Durant toute sa carrière, il a eu de très bonnes relations avec les universités américaines. Mais pas seulement, il y avait de nombreux amis dont Dany Glover et Spike Lee. Il a aussi contribué activement au festival africain de New York dans le Bronx et à Harlem.
Les archives sont-elles accessibles aux chercheurs du monde entier ?
Alain Sembène : Oui, elles ont été presque toutes numérisées et sont accessibles gratuitement par Internet. Cela fait partie de l’accord initié par mon père. J’ai commencé à travailler avec le Fespaco et ai contacté les archives du Sénégal pour qu’elles puissent y avoir accès, ainsi que la cinémathèque marocaine qui a été inaugurée en février 2025. Je suis très content que ces archives soient conservées ici dans d’aussi bonnes conditions.
On m’a dit à la Lilly Library que si je voulais une copie de tel ou tel document, c’est 30 cents la page.
Alain Sembène : Oui, si on veut une copie physique, c’est payant, c’est du travail, c’est normal. Mais pour avoir accès aux documents, c’est gratuit. Et vous photographiez ou scannez ce que vous voulez dans vos consultations sur place ou téléchargez sur Internet, et cela est gratuit. Jusqu’ici, à peu près 90 % des archives sont numérisées. Il y a plusieurs milliers de pages !
Au niveau des archives de Paulin Soumanou Vieyra, le programme de numérisation subit un arrêt du fait du retrait de la subvention fédérale sous l’ère Trump…
Stéphane Vieyra : Le parcours de Vieyra est semé d’embûches ! Ce n’est pas quelque chose qui me surprend ! Il y a toujours des rebondissements. J’avais proposé les archives à l’Ina, mais ils ne voulaient que les photos. Une amie archiviste m’avait dit de surtout ne jamais dissocier les éléments d’une collection. Il fallait préserver l’ensemble. En France, personne ne pouvait débloquer un budget pour s’occuper de toute l’œuvre. C’est pourquoi le choix des Américains était une opportunité à saisir. Et j’en suis complètement satisfait. J’avais visité le stockage dès 2019 et j’étais très impressionné. De très hautes tours mais tout est accessible ! Les documents sont désinfectés à l’arrivée, ils sont stabilisés, avant d’être rangés dans une atmosphère à l’hydrométrie mesurée. Le responsable a un téléphone qui le renseigne sur les données en permanence. S’il y a une différence de température dans telle ou telle zone, une alerte est lancée. On a vraiment l’impression que les archives sont en sûreté. Maintenant, pour la numérisation, cela a été un long processus. Terri Francis, la responsable du Black Film Center & Archive, est venue en France pendant une semaine consulter les archives pour évaluer leur pertinence et a été convaincue. Aujourd’hui, le nouveau directeur, Novotny Lawrence, a pris le relais et Jason Byrne assure la numérisation avec une grande compétence. On le sent passionné. Il a réussi à classer toutes les archives en les référençant par dossiers dans les casiers. On peut donc d’ores et déjà consulter la liste des archives sur le site. Quant à la numérisation, elle en est à 30 % des éléments. Effectivement, le nouveau gouvernement a supprimé le budget de 325.000 dollars alloué au niveau fédéral comme il l’a fait pour un grand nombre de programmes dans toutes les universités. Nous sommes donc à nouveau à la recherche de budget. Pourquoi pas un mécène africain pour nous permettre de continuer ? Cela pourrait financer les études d’un étudiant africain pour faire un doctorat sur ces archives. L’université d’Indiana a une fondation qui est en capacité de recevoir des dons. En tout cas, nous sommes à la recherche d’une solution. On va se battre !
Il est clair dans les recherches que nous faisons sur les archives que les relations entre Sembène et Vieyra étaient excellentes. Vieyra écrit toujours « Vieux » et Sembène lui demande plein de services. Dans une liste de choses à lui rembourser, il y a même les chaussures d’Alain et ses frais de dentiste ! Il était producteur mais aussi producteur exécutif ! Il y eut cependant une petite crise peu avant la mort de Paulin, où Sembène lui a retiré la production de Samory. En savez-vous davantage ?
Alain Sembène : Moi, je ne peux pas te répondre, parce que mon père ne m’en a jamais parlé. J’ai toujours eu de bonnes relations avec celui que j’appelais Tonton Vieyra jusqu’à son décès. Donc, sincèrement, je ne sais pas.
Jacques Vieyra : Je suis donc le seul à avoir eu les paroles de Paulin. Il m’a raconté. C’est assez banal, finalement. Un petit coup de sang. Je résume ça avec le recul, mais qui fait un peu mal. C’est la première fois que mon père me parlait comme ça. C’était en 1986. Je revenais de l’Union soviétique. Sans rentrer dans les détails, le différend a porté sur la poursuite du travail sur Samory qui était bien avancé au point de réaliser de premiers rushs, ou bien de se détourner sur cet autre projet qu’était Camp de Thiaroye. Sembène voulait mener les deux en même temps. Mon père voulait continuer à travailler à fond sur Samory, et voulait continuer, sinon il préférait arrêter. Sembène lui a dit : « Si c’est ça, tu arrêtes tout de suite ». Et c’est parti comme ça. Il y a eu un froid, mais la relation n’en est pas restée là. J’ai passé Noël avec les deux, le dernier qu’ils ont passé ensemble en 1986. Sembène était là, c’était toujours Tonton Sembène, mais ça s’était tiédit. Après, il y a eu le Fespaco en février, le dernier Fespaco de mon père, et le dernier de Thomas Sankara. Mon père est revenu au Sénégal, et est tombé malade…
Stéphane Vieyra : Je travaille à un long métrage biographique sur Paulin. J’ai fait quelques interviews à Dakar. J’avais en tête cette histoire des deux vieux. En discutant avec Ben Diogaye Bèye, j’ai compris qu’il s’agissait de Camp de Thiaroye. Mais je traduis différemment la chose parce que moi, j’ai l’Adn de mon père et je connais mon père dans son côté rigoureux. Il raconte dans sa thèse qu’il avait arrêté un projet de film, car il aurait fait concurrence à un autre sur le même sujet. Je connais mon père et sa démarche de loyauté, d’équilibre, etc. J’ai donc compris sa position. Le projet de Ben était établi, financé, et allait être tourné avec les équipes de tournage arrivées à Dakar. Connaissant mon père, je comprends son incompréhension. Malheureusement, il est décédé assez rapidement après cet épisode. Et il y a une image forte qui me reste, celle de Jean Rouch dans une salle de cinéma, qui rend hommage à mon père décédé. Il remercie Sembène d’être présent, lequel est assis par terre dans un coin, meurtri. Et moi, je me dis que c’est peut-être le choc de n’avoir pas eu le temps de se réconcilier.
Jacques Vieyra : Il ne faut pas trop extrapoler. Il y a eu un coup de sang. Voilà.
Alain Sembène : La dernière image que j’ai de Paulin, lorsqu’on a dû l’évacuer sur Paris, c’est lorsque mon père m’a emmené le voir à l’hôpital. Tonton était dans son lit, tout maigre. Il me dit : « ma vieille carcasse est fatiguée ». On était anéantis. C’est la dernière image que j’ai de lui. Et c’est une image que je n’aime pas. Je préfère quand on faisait la fête, chez lui ou chez nous. C’est cette image que je retiens.
Et concernant les archives, quel a été votre rapport avec les autorités sénégalaises ?
Stéphane Vieyra : J’ai eu à rencontrer Hugues Diaz qui était nouveau directeur du cinéma. Une rencontre incroyable, organisée par Clarence Delgado. Tout s’est déclenché. C’est grâce à lui qu’en 2012, on a fait un hommage national à mon père. Il a fédéré les universitaires et autres intellectuels sénégalais sur une semaine. Nous avons fait don de toute la bibliothèque familiale à l’université Cheikh Anta Diop. Une exposition de quelques archives de mon père, ses cartes de presse, ses médailles, etc., a été organisée dans leurs locaux. J’ai pris confiance. Nous avons pu présenter l’exposition au Fespaco en 2013. J’indique toujours que mon père était Sénégalais d’adoption et Béninois de naissance. J’essaye toujours de mettre un symbole béninois sur moi et le boubou sénégalais car nous sommes ancrés au Sénégal. Et nous avons demandé que le Sénégal reçoive une copie des archives quand elles seront numérisées. C’est écrit dans notre protocole d’accord avec le Black Film Center. Pour le Bénin également. Le côté panafricain de Vieyra reste encore à travers les archives. Pour 2025, l’université Gaston Berger organise un colloque à Saint-Louis. Et ce serait bien que le 4 novembre soit une journée de commémoration, car c’est la date du décès de notre père. On pourrait déposer une gerbe au cimetière de Bel Air, où sont enterrés nos parents. J’ai en outre officiellement demandé à la mairie de Dakar Plateau de nommer une rue du nom de Paulin, en hommage à son rôle dans les premières actualités sénégalaises. Afrique-sur-Seine a été fait avec deux Sénégalais : Jacques Mélo Kane et Mamadou Sarr. Il pourrait y avoir une exposition d’archives et la projection de son long métrage « En résidence surveillée » qui fait sens pour le Sénégal.
Jacques Vieyra : Je m’appelle Jacques en référence à deux Jacques : Jacques Fontaine, qui a recueilli mon père pendant la guerre, et Jacques Mélo Kane, décédé trop tôt en 1958, qui était l’ami de mon père. Il est important de bien situer Paulin dans ses liens avec le Sénégal. Deux de ses sœurs, tante Jacqueline et tante Renée, ont étudié au Sénégal, de même que son propre père, Tertulien. À Paris, il a évolué dans un milieu africain et largement sénégalais. Il était très proche de la famille Diop, et notamment du poète David Diop, qui est décédé au large de Dakar dans le crash d’un avion en août 1960.
Alain Sembène : Nous avions proposé qu’une archiviste sénégalaise participe à cet atelier, mais ce fut sans réponse. Jacques Vieyra : Je crois que le dysfonctionnement est systémique. Ce ne sont pas seulement les individus. Il n’y a pas de passation dans ce système.
Alain Sembène : Aucun pays n’a voulu numériser, les Américains l’ont fait. Je suis reconnaissant que cet atelier ait été organisé par Vincent Bouchard et Stéphane Vieyra, cela m’a permis de venir et voir de mes yeux les archives. Sembène et Vieyra ont travaillé ensemble et leurs archives sont au même endroit. Et les films existent et circulent.
Comment s’est passée la restauration d’« En résidence surveillée » ?
Stéphane Vieyra : Au niveau américain, Mahen Bonetti, du New York African Film Festival, m’a aidé et Criterion a voulu pouvoir proposer « L’Envers du décor » après la restauration de « Ceddo », ce qui fait qu’ils distribuent aussi les films de Paulin. Le Cnc a financé à hauteur de 25.000 € la restauration d’ « En résidence surveillée ». Quelque chose d’improbable, alors que mes premières tentatives datent de 2012. Il fallait prouver qu’il y a eu des capitaux européens ou français qui avaient financé le film à l’époque. L’Institut français a mis aussi 20.000 € pour arriver au tarif complet de la restauration. Mais il fallait aussi des passionnés au laboratoire. Ils n’ont pas attendu le bouclage des subventions pour démarrer la restauration. Le but était de pouvoir le présenter à Cannes Classics qui exige un standard élevé.
Propos recueillis par Olivier Barlet