C’est un euphémisme de dire qu’entre une partie de la presse nationale et le pouvoir actuel, les relations ne sont pas des plus huilées. Le casus belli : la suspension de certaines conventions ou contrats publicitaires ainsi que l’enregistrement des médias suivi de la fermeture des entreprises de presse non conformes. Le Directeur Afrique de Rsf, Sadibou Marone, analyse ce «conflit» qui intervient dans un contexte où le Sénégal a fait un bond de 20 places au Classement mondial de la liberté de la presse.
Le ministre de la communication a décidé de suspendre, avec effet immédiat, tous les médias qui ont échoué à se mettre en conformité avec un certain nombre d’obligations administratives. Quel commentaire cela vous inspire en tant que Directeur Afrique de Reporters sans frontières?
Je dois d’abord dire que les autorités sénégalaises sont dans un processus de réforme de la transparence des aides publiques aux médias et ont estimé nécessaire donc de mettre en place une plateforme dédiée pour que les médias puissent se faire enregistrer, comme l’indique le Code.
L’enjeu pour nous est la transparence aussi bien sur le paysage médiatique que l’aide publique. Rsf est favorable à l’enregistrement des médias car le public a le droit de connaître qui est qui dans les médias et surtout ceux qui sont derrière les médias qui lui fournissent de l’information d’intérêt général, et une presse libre et indépendante doit être protégée de ceux qui voudraient acheter de l’influence.
Maintenant, les injonctions de suspension de parution constituent la deuxième étape de ce processus, et nous avons observé que cela a beaucoup été critiqué par certains acteurs. Pour Rsf donc, il faut juste que le ministère ne ferme pas le processus. Il faut le garder ouvert et permettre aux médias non conformes d’aller se régulariser ou de compléter leurs dossiers. Ils peuvent aussi avoir la possibilité de se mettre en consortium en fonction de leur ligne éditoriale et de former un seul et unique média par exemple.
Il y a certainement d’autres stratégies mais nous estimons que le processus doit rester ouvert.
Pensez-vous que cette décision soit une atteinte à la liberté de la presse comme certains la qualifient?
Non, de ce que nous observons, il sera difficile de considérer cela comme une atteinte à la liberté de la presse du moins au sens où nous la définissons à Rsf.
Tout au plus, cela pourrait s’apparenter à une censure de type administrative s’il n y a pas une possibilité de recours pour les médias visés. Mais nous avons entendu les associations de presse dire qu’elles vont attaquer la décision.
De manière générale, quel regard portez-vous sur les relations entre le gouvernement actuel et la presse?
Elles sont assez difficiles. Pour nous, il doit être possible d’aller vers des consensus forts entre autorités et associations locales de médias, et entre autorités et acteurs des médias d’une manière générale. Cela doit pouvoir se faire sans que les médias ne compromettent leur indépendance.
Ce qui permettrait de trouver des solutions sereines et bénéfiques aux problèmes du secteur d’une manière générale.
Des relations difficiles, dites vous, alors comment peut-on arriver à apaiser les tensions entre les deux parties ?
Face aux menaces que l’effondrement de la sécurité économique des médias – révélé par le Classement mondial de la liberté de la presse 2025 – fait peser sur l’indépendance éditoriale des rédactions et le pluralisme de l’information, nous appelons les autorités sénégalaises, les acteurs privés et les institutions nationales à s’engager pour un New Deal pour le journalisme. Il se caractérise par la prise d’engagements concrets, essentiels pour préserver la liberté de la presse et le droit à l’information, ainsi que pour sortir les médias de cette spirale économique délétère qui menace leur indépendance et leur survie.
Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres et ne fournissent pas un service comme un autre. S’ils sont, pour la plupart, des entités privées, ils mènent une action d’intérêt général : la bonne information du public, élément fondamental de la démocratie.
À ce titre, il est nécessaire de garantir le pluralisme, non seulement dans sa dimension externe, pluralité des médias sur un même marché, mais également dans sa dimension interne comme la pluralité des courants de pensée exprimés dans un même média.
En ce 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, quels sont les plus grands défis, selon vous, que les médias sénégalais doivent relever?
Le Sénégal occupe désormais la 74e place du Classement mondial de la liberté de la presse. Le pays a fait un bond de 20 places comparé à l’année dernière. Nous avons observé, pour comparer 2024 à 2023, que les convocations ont pratiquement commencé à partir du mois de mai. Les journalistes convoqués ou placés en garde à vue repartaient généralement libres. Contrairement à la vague de mandats de dépôts observée ces dernières années.
Sur les menaces et agressions de journalistes, nous avons observé deux niveaux : Le premier trimestre de 2024. Comme vous l’aurez constaté, le premier trimestre de 2024 était une période préélectorale qui charriait beaucoup d’attaques et de menaces contre les journalistes.
Le reste de l’année nous avons documenté qu’une seule attaque contre deux journalistes femmes en octobre. RSF observe aussi que la question de la soutenabilité économique des médias doit être davantage prise en charge à travers de larges concertations entre les autorités et les professionnels des médias. RSF appelle les autorités à ouvrir des concertations avec les entreprises de presse jugées non conformes afin de les encadrer avec des actions concrètes et rapides, afin d’éviter l’effondrement d’un secteur vital pour la démocratie sénégalaise.
Nous avons observé pendant les périodes électorales que des personnalités politiques et leurs partisans ont mobilisé l’outil médiatique à des fins d’influence politique. Nous avons également observé que certains journalistes continuaient d’être attaqués sur les réseaux sociaux à travers des campagnes de dénigrement ponctuels souvent à cause de leur opinion critique, et d’autres qui étaient victimes des deepfakes.
En cette journée du 3 mai, il faut rendre enfin hommage aux journalistes qui sont résilients, et qui continuent de rester journalistes avec des innovations intéressantes comme la lutte contre la désinformation à travers le factchecking ou d’autres innovations liées au modèle économique.
Certains ne comprennent pas que le Sénégal puisse gagner 20 places au classement mondial de la liberté de la presse alors que les médias sénégalais sont en conflit avec le pouvoir. Qu’est-ce que vous leur répondez?
En fait, il est difficile de contester le classement d’un pays. Il faut expliquer que le classement de Rsf s’appuie sur un score attribué à chaque pays ou région, qui peut varier de 0 à 100. Un haut degré de liberté de la presse est associé à un score élevé, et inversement. Exemple, l’Érythrée, dernier pays du classement (180e), détient le plus petit score. Ce score est calculé sur la base de deux éléments : un relevé quantitatif des exactions commises à l’encontre des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi que des médias. Pour ça, Rsf effectue une veille minutieuse des exactions commises contre les journalistes et les médias. On s’appuie aussi sur un réseau de correspondants dans 130 pays. Si on rapporte cet élément au Sénégal, on verra, en termes d’analyse, pour comparer 2024 à 2023, que les convocations de journalistes ont pratiquement commencé à partir du mois de mai 2024. Ce qui est nouveau pour le Sénégal est que les journalistes convoqués ou placés en garde à vue sont repartis généralement libres, contrairement à la vague de mandats de dépôts observée entre 2022 et 2023 concernant les cas au moins de 7 journalistes. On a noté aussi qu’il n’y a pas de journalistes, en tout cas couvert par notre mandat, emprisonnés actuellement au Sénégal. Il faut juste souligner qu’il y a, en 2025, quelques journalistes convoqués dont un placé en garde à vue. Mais aucun placé sous mandat de dépôt. Les menaces et agressions de journalistes sont devenues quasi-inexistantes depuis l’élection présidentielle de mars 2024. Le deuxième élément que le Classement prend en compte est une analyse qualitative de la situation de chaque pays, mesurée au travers des réponses de spécialistes de la liberté de la presse à un questionnaire établi par Rsf disponible en 23 langues.
Dans chaque pays, y compris le Sénégal, les spécialistes ont des profils variés. ça peut être des journalistes, chercheurs, universitaires, défenseurs des droits humains…qui portent une vision de la liberté de la presse au Sénégal sans biais nationaliste ou antinationaliste. Les réponses de ces experts, associées au relevé des violences commises à l’encontre des journalistes sur l’année civile écoulée, permettent d’établir un score, et cela se reflète dans le classement général.
Entretien réalisé par Elhadji Ibrahima THIAM