Dans le cadre de la 4e édition du Salon du livre féminin de Dakar, un panel a permis d’espace pour discuter du livre comme industrie culturelle. A l’épreuve de l’intelligence artificielle notamment, il est aujourd’hui question de comment investir et innover dans la littérature.
Depuis quatre années, le Salon du livre féminin s’impose comme un espace de réflexion des enjeux de la littérature, et pas que celle composée par les femmes. C’est ainsi, au premier jour de ce festival des livres, vendredi dernier, il a été question de penser le livre comme une industrie. A l’ère des fortes mutations, le modérateur et journaliste Aboubacar Demba Cissokho a interrogé les panélistes sur comment investir et innover dans la littérature.
De l’avis de Nafissatou Dia Diouf, pour réussir le pari, il faut travailler à ce que le livre enjambe «notre tropisme». L’écrivaine et éditrice pense que, en dépit de notre forte propension au matérialisme, il ne faut pas avoir peur d’engager la sphère numérique et tous les avantages que nous offre la technologie. «Le livre physique a son importance et bénéficie d’un certain attachement, mais le livre numérique et les outils digitaux permettent d’atteindre le plus vaste champ géographique pour véhiculer notre culture, nos rites, nos thèses, nos pensées, nos mœurs», partage l’auteure de «Retour d’un si long exil» (2000) et «Je découvre … l’ordinateur» (2005).
La médiatrice culturelle Bouya Ndaw Fall adhère à cette thèse, elle qui considère que «l’innovation (du livre) passe par l’hybridation». La directrice du Centre d’information et de la Bibliothèque de Goethe Institute sert l’exemple de leur podcast «Xam Sa Démb, Xam Sa Tey», qui est une série de hauts faits et figures de l’histoire du Sénégal en des épisodes de 10 minutes. Pour Bouya Fall, l’intérêt et la motivation de cette émission numérique est de concilier les internautes avec les contenus du livre, et ainsi les mener vers le livre. «Il faut penser à concilier le livre, l’oralité, la technologie, les jeux vidéo, etc. Il faut également repenser la langue, le format, le soutien aux éditeurs, l’édition en elle-même, la distribution, ainsi que la médiation culturelle», dit l’actrice culturelle qui défend le décloisonnement et les connexions pertinentes, et l’impératif d’investir dans les bibliothèques et les festivals.
L’écrivaine guinéo-hongroise Julianna Diallo pense que c’est tous les maillons de la chaîne du livre qu’il faut réinventer. Pour celle qui est aussi spécialiste en psychologie du travail et en planification, il est primordial de donner de la fraîcheur de notre ère au livre, passeur majeur d’humanités et de sagesses qui lient le monde. « Le premier pas, qui n’est pas du tout le moins important, c’est d’ériger des bibliothèques dans les écoles et y installer le livre. Donner le goût de la lecture aux enfants, aux élèves, est de sonner sa pérennité et d’éveiller les générations qui doivent contrôler le monde demain», plaide Julianna Diallo, qui a fait partie de la forte délégation de la Guinée (pays invité d’honneur). Pour elle donc, le meilleur de réussir une industrie, c’est de doter ses acteurs et héritiers en force et en compétences.
Pour Abdoulaye Fodé Ndione, avant toute cette recette, il faut un plancher qui permette la performance et son encadrement. «Pour réussir l’industrialisation, le cadre, la législation, la structuration et la règlementation doivent être effectifs. Le livre, comme produit, doit supposer que l’édition doit être forte et jouir d’une pertinente régulation», estime l’auteur et éditeur, par ailleurs président de l’Association des écrivains du Sénégal. Dans le public, un écrivain guinéen a relevé que le livre a deux parents : l’écrivain et l’éditeur. Seulement, quand il faut plaider pour le livre, on parle souvent de l’aide à l’édition en omettant les avantages de l’écrivain. Les droits d’auteur sont mal répartis, considère-t-il, or l’auteur désargenté et désorienté ne peut produire des œuvres.
L’intelligence artificielle et la bataille du contenu
L’intelligence artificielle s’est présentée aux usagers avec une force et une technologie exponentielles. Le livre et l’édition ne sont pas épargnés. De l’avis de Nafissatou Dia Diouf, l’opportunité pour les éditeurs et auteurs africains, c’est la bataille du contenu. L’IA étant un outil apprenant qui ne sert qu’à partir de ce qu’il reçoit, Il faut donc l’alimenter avec nos propres contenus, au risque d’en faire aussi une bibliothèque coloniale, tel que le concevait Vumbi-Yoka Mudimbé. «Sans cela, l’Afrique risque de s’y invisibiliser. Nous risquons, en l’interrogeant, de ne pas trouver de réponses africaines produites et pensées par les Africains eux-mêmes, des réponses qui n’ont pas de sens pour nous et que nous percevons autrement», pense Nafissatou Dia Diouf.
Cet enjeu du contenu semble être perçu par bien des acteurs. Pendant que l’éditeur et directeur de L’Harmattan Sénégal voit en l’IA ce qu’a été l’imprimerie pour les éditeurs au 15e siècle, le journaliste Aboubacar Demba Cissokho y voit les occasions du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic) porté Amadou Mahtar Mbow, alors directeur de l’Unesco (1974-1987). C’est ainsi une grande opportunité qu’il faut saisir pour installer et imposer les paroles d’Afrique. Mais il faut une éducation qui ne serait pas encore acquise.
Des auteurs ont maintenant recours quasi systématiquement à l’intelligence, selon Abdoulaye Fodé Ndione, qui confie qu’il y a des incohérences flagrantes qui trahissent la ruse. « D’ailleurs, il y a des logiciels qui permettent aux éditeurs de détecter les passages puisés dans l’IA. Pour Nafissatou Dia Diouf, la question est d’acuité, si on considère la question de la création et des droits d’auteurs. « Si tout le monde se met à recourir sur IA ou à recourir à elle, où se situera la création ? Comment vont se considérer les droits du véritable auteur ? Il faut aussi s’inquiéter de qui va raconter notre histoire et notre époque si on doit toujours présenter ce que l’IA a pris de déjà dit », s’interroge l’écrivaine et éditrice.
Mamadou Oumar KAMARA