Maître de la kora et gardien d’une mémoire pluriséculaire, Sékou Keita incarne la noblesse des griots mandingues. Héritier d’une tradition orale transmise de génération en génération, il façonne sa musique comme une passerelle entre passé et présent. Dans cet entretien, il revient sur son parcours, sa vision de la transmission, l’évolution de la musique traditionnelle, et son engagement pour une culture vivante, libre et enraciné.
Sékou, vous êtes un musicien reconnu pour votre maîtrise de la kora et l’originalité de vos compositions. Comment avez-vous découvert cet instrument et comment s’est déroulée votre carrière musicale ?
Je suis griot (du côté de ma mère – la famille Cissokho), donc la musique et la kora en particulier, a été une constante tout au long de ma vie. Ma formation plus formelle a commencé vers l’âge de 7 ans. Mon grand-père Dialy Kemo Cissokho a vu mon potentiel et m’a encouragé. C’est mon oncle Solo Cissokho qui m’a fait connaître les grandes scènes du Sénégal. En 1996, j’ai été invité à jouer en Norvège dans le cadre d’un programme pour jeunes talents et, par la suite, j’ai été invité en Inde. C’est ainsi qu’ont commencé ma carrière internationale et ma collaboration. Mon parcours a été sinueux et a comporté des concerts, de l’enseignement, de la collaboration et de la composition. J’ai toujours été ouverte à la collaboration avec différents artistes et les voyages ont élargi mes perspectives non seulement sur d’autres cultures, mais aussi sur la mienne. J’ai la chance d’avoir pu me produire dans plus de 60 pays.
La kora est un instrument emblématique de l’Afrique de l’Ouest. Comment cet instrument a-t-il façonné votre approche de la musique et de la scène musicale sénégalaise ?
La kora est l’une des icônes majeures de notre pays. C’est la patience et l’entraînement de mon grand-père qui m’ont amené à m’y intéresser et à l’adopter. Si vous regardez ses composants, c’est un instrument humble et pourtant il exige beaucoup pour exceller en tant que musicien. La technique est complexe. Le joueur de kora doit synchroniser la mélodie et la ligne de base avec seulement ses pouces et deux doigts, tout en improvisant et, dans certains cas, en chantant en même temps. C’est comme un mini-orchestre entre de bonnes mains ! Mais l’instrument reflète et embrasse également notre culture. C’est cela, ainsi que la diversité de la musique de nos groupes ethniques et d’ailleurs, qui a contribué à façonner ma compréhension de la musique ici et à l’étranger. Il faut être ouvert à ce qui nous entoure pour aiguiser notre capacité à collaborer.
Votre musique mêle des influences traditionnelles et contemporaines. Qu’est-ce qui vous inspire dans la fusion des genres musicaux ?
J’essaie toujours d’atteindre de nouveaux publics grâce à ma musique et il est donc essentiel pour moi d’essayer de faire de la musique pertinente, tout en m’appuyant sur ma formation traditionnelle. La musique contemporaine a une histoire et vient de quelque part ! La musique évolue et se transforme, et la kora a évolué et s’est transformée avec elle. Vous verrez les joueurs de kora professionnels travailler avec la technologie et adapter la kora pour qu’elle puisse s’intégrer à tous les styles de musique. J’ai développé la kora à double manche avec l’aide de mon cousin Aliou Gassama, un fabricant de koras de Ziguinchor, afin que je puisse facilement changer de tonalité, en particulier lorsque je joue avec des musiciens classiques. Il est important de suivre le rythme et de ne pas se laisser distancer, mais en même temps, l’instrument a un tel arrière-plan de musique traditionnelle que la nature de l’instrument sera toujours présente. J’ai toujours dit que la tradition se vit au quotidien. Ma formation est visible tous les jours. Elle sert de base à tout le reste. Nous ne voulons pas non plus que la tradition soit abandonnée. Elle n’est pas là pour être remplacée. Je m’inspire de musiciens d’autres régions du monde ou de genres différents. J’aime collaborer. Par exemple, pour mon nouvel album. Homeland (Chapter 1), j’ai pu travailler avec les rappeurs Daara J Family, au Sénégal, et les poètes Hannah Lowe et Zena Edwards, tous deux basés au Royaume-Uni. Travailler avec d’autres instruments et d’autres genres me pousse à repousser les limites de la kora.
Vous vous êtes fait une place dans un paysage musical où de nombreux genres coexistent, du mbalax au hip-hop. Quelle est la place de votre style musical dans cette diversité et comment vous positionnez-vous par rapport aux autres artistes ?
Ma musique est une musique pour l’âme. Il est difficile de catégoriser ce type de musique. Je pense qu’elle occupe un espace unique où je peux apporter mon expérience pour établir un lien avec d’autres genres. J’essaie de ne pas trop la catégoriser. Je dis toujours qu’il n’y a que deux catégories de musique : la bonne et la moins bonne ! J’espère faire partie de la première catégorie !
Dans vos chansons, vous abordez des thèmes variés, dont certains sont d’ordre social et culturel. Pourquoi ces sujets sont-ils si importants pour vous et comment les intégrez-vous dans vos compositions ?
Ces thèmes sont devenus plus importants que jamais pour moi, surtout depuis que j’ai eu le privilège de pouvoir voyager. Les voyages vous donnent différentes perspectives. On rencontre tellement de gens différents et on découvre des perspectives culturelles qui nous aident à réfléchir sur la vie. L’injustice est partout, mais l’espoir, la résilience et la détermination le sont tout autant. La musique a toujours été un excellent moyen d’exprimer ces messages et, pour moi, de partager le meilleur de notre héritage culturel. Sur l’album Suba, avec Omar Sosa, il y a des chansons sur la mer, la migration, la durabilité et ces thèmes ont été développés sur l’album Homeland. Nous avons exprimé ici des questions sur le voyage, la migration, l’identité, la patrie et le développement durable.
Votre carrière a été marquée par un large éventail d’influences et de collaborations. Comment voyez-vous cela ?
Je cherche toujours à être créatif et à étendre la portée de la kora et de mon travail. Mon cerveau est constamment en ébullition ! Je peux essayer quelque chose de complètement nouveau, peut-être collaborer avec un nouvel instrument ou un nouveau style musical, mais une fois que je commence à me sentir à l’aise, j’ai envie de me pousser plus loin dans une nouvelle direction. Parfois, c’est avec les mêmes musiciens. J’ai travaillé avec Abel Selaocoe, un violoncelliste sud-africain. Il a reçu une formation classique, son éducation et sa formation sont donc très différentes des miennes. Il y a beaucoup de distance entre nous, mais nous nous respectons et nous nous faisons entièrement confiance. Nous avons été ravis de collaborer à mon album, African Rhapsodies. Avec Aïda Samb, nous avons réuni deux traditions. Aïda est Gawlo, comme les chanteurs griots du sud du Sénégal – différents, mais avec d’étonnantes similitudes. Ma collaboration avec le pianiste cubain Omar Sosa représente une musique qui a voyagé de l’Afrique à la mer et vice-versa. Dans ces trois partenariats, il y a beaucoup de similitudes, mais aussi beaucoup de changements en cours de route, que nous célébrons dans nos compositions et nos interprétations.
Quelle est votre vision de l’art et de la musique en tant qu’instruments de changement social, en particulier dans un contexte mondial où les questions sociales, économiques et politiques sont de plus en plus cruciales ?
En tant que griots, les valeurs de paix, d’empathie, de joie et de médiation sont ce que nous recherchons. Notre rôle est d’essayer d’apporter la paix entre les gens et les lieux par le biais de notre spectacle. Certaines personnes ne savent peut-être pas de quoi je chante, mais la musique est si profonde que les mots n’ont pas d’importance. Elle vous donne la possibilité d’écouter la partie intérieure de votre être. Notre tradition vient de l’écoute. Prendre le temps d’écouter profondément. Et avec cela, de la patience et de l’ouverture. Dans une tradition orale, nous nous appuyons sur cette capacité à écouter et à nous souvenir, non seulement des notes et des mots, mais aussi de nous-mêmes et des autres. Je veux que les gens trouvent la paix intérieure et cela passe toujours par l’ouverture à l’écoute d’un album ou d’un spectacle entier. Lorsque je me produis, je souhaite que les gens repartent revigorés, joyeux, heureux et souriants après le spectacle. Je partage ce moment avec eux. Un public heureux, quittant la salle, est plus important que tout.
Propos recueillis par Amadou KEBE