Originaire de Darou Mouhty, Serigne Khadim Syll a grandi entre l’école coranique et l’école française. Étudiant en philosophie à la Sorbonne et poète , il poursuit un parcours marqué par la soif de savoir et l’amour des mots.
Serigne Khadim Syll est né à Darou Mouhty en septembre 1999, dans les dernières lueurs d’un siècle et d’un millénaire. Troisième d’une fratrie de sept, il est le seul à avoir vu le jour dans ce village, comme si le destin avait voulu marquer son existence d’une singularité dès l’entrée de jeu. Son père, employé à Dakar, partageait son temps entre la capitale et le foyer, tandis que sa mère vivait entre les deux lieux. Son enfance est donc placée sous le signe de l’entre-deux : Dakar et Darou, la ville et le terroir, la modernité urbaine et l’ancrage traditionnel. À l’âge de sept ans, sa trajectoire se précise. Il s’installe à Darou pour suivre l’apprentissage coranique, comme ses aînés avant lui. Trois années suffisent pour qu’il mémorise l’intégralité du Livre saint. En 2009, à dix ans, il récite le Coran presque sans faute devant ses maîtres, accomplissant ainsi un rite de passage que peu d’enfants de son âge atteignent. Mais au lieu de s’achever, ce cycle se prolonge. Il ne s’agit pas seulement de retenir des versets, il faut aussi les écrire, les calligraphier, les réinscrire chaque jour sur une tablette avant de les effacer et de recommencer. Certains jours, l’exercice se fait sans copie : il doit écrire en se reposant uniquement sur sa mémoire. L’effort quotidien grave en lui non seulement les mots, mais aussi une discipline, une méthode et surtout un rapport exigeant à la connaissance. « À l’issue de cette période, j’ai rédigé deux copies complètes du Coran sur papier, gardant ainsi une trace tangible de cet apprentissage », raconte Bamba, comme on l’appelle affectueusement. De la mémorisation, il passe aux sciences religieuses. Sous la conduite de maîtres soufis, il étudie le fiqh (jurisprudence) et les ouvrages de Cheikh Ahmadou Bamba. Il découvre les subtilités de la pensée islamique, son organisation et sa logique interne. Très vite, sa maîtrise de l’arabe lui permet d’accéder directement aux textes. Il apprend, puis il enseigne, guidant des élèves parfois plus âgés que lui. Pourtant, derrière l’élève appliqué se dessine déjà une conscience critique. Il n’accepte pas tout sans examen, interroge les règles et conteste parfois les interdits. Ce goût de la discussion et de la recherche de cohérence révèle une personnalité qui refuse le confort de la répétition pour embrasser l’exigence du questionnement. En 2018 survient une rupture décisive. Avec un ami, il constate l’oisiveté de leurs journées, le vide que les quelques heures passées à l’école coranique ne suffisent pas à combler. De ce constat naît un désir nouveau : celui de rejoindre l’école française. L’idée, dans sa famille, tient de la provocation. Mais Khadim ose écrire à son oncle, patriarche et autorité suprême, pour lui demander cette permission. Le geste est audacieux. Sa lettre, rédigée en arabe, exprime son désir d’apprendre autrement. L’oncle, qui s’y était opposé des années auparavant, change d’avis. Il lui répond que toute science est bonne et qu’en toutes choses, il vaut mieux connaître qu’ignorer. Cette parole résonne en lui comme une clé. Elle autorise le passage d’un monde à l’autre. « C’était un désir, une soif inextinguible de découvrir le monde à travers toutes les sciences. » Et la magie opère. Dès le lendemain, il se présente à l’école primaire du quartier. Son âge surprend, mais il convainc le directeur par sa maîtrise de la lecture et de l’écriture. Admis en CE2, il se distingue aussitôt, terminant deuxième sur quatre-vingt-deux élèves. Le destin s’accélère alors. « En 2019, je me suis installé à Dakar pour passer mon Bfem, puis j’ai poursuivi au lycée », se souvient-il, nostalgique. Brillant dans toutes les disciplines sauf les mathématiques, il termine toujours premier. En 2023, il décroche le baccalauréat littéraire avec la mention Bien et la première place de son centre. Ainsi, son entrée dans l’école moderne s’accompagne d’une révélation intellectuelle : la philosophie. Dès la classe de 3e, il découvre Sartre, Camus et Platon. Ces lectures le bouleversent. Elles ouvrent en lui un espace nouveau, où la pensée se déploie librement, où la foi peut dialoguer avec la raison. Contrairement à beaucoup d’écrivains, il n’a pas grandi entouré de livres. « Chez moi, les ouvrages existaient, en arabe, mais je ne les lisais pas. La lecture, chez moi, est née tardivement, presque par accident», se rappelle-t-il. Cependant, en CE2, il tombe sur Une si longue lettre de Mariama Bâ. Il n’en comprend pas grand-chose, mais le texte agit comme une semence. Il a désormais le goût des mots. Très vite, il se met à écrire. En classe de 3e, il commence son premier recueil de poèmes, À l’orée d’une aube naissante, qu’il publie plus tard en classe de Seconde. Ce premier livre est celui des commencements, des années d’errance et de quête de sens. Son second recueil, Par-delà l’ombre épaisse de la nuit, publié en juillet dernier, est celui de la confirmation. Plus dense et plus fécond, il traduit l’évolution de son regard et la nécessité d’écrire non plus seulement par enthousiasme, mais par exigence. Ses poèmes sont traversés de métaphores astrales, comme si le ciel lui servait de miroir.
Aujourd’hui, Khadim est étudiant en philosophie à Sorbonne Université. Après une année en Lettres modernes, il s’est réorienté vers cette discipline qui correspond à ses aspirations profondes. « La philosophie est pour moi l’espace où mes deux mondes peuvent se rencontrer. Il s’agit de celui du texte sacré et de celui de la pensée critique, celui de la foi et celui du doute. Elle m’offre le langage pour dire mes contradictions, et peut-être les dépasser », philosophe-t-il. Son parcours rappelle à s’y méprendre celui de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. On aurait dit, tout court, Samba Diallo redivivus. Comme lui, Khadim se tient entre deux rives : celle de l’école coranique et celle de l’école française, celle de la mémoire du Coran et celle des philosophes grecs, celle du terroir de Darou Mouhty et celle de l’université parisienne. Mais là où le personnage de Kane s’effondre, Khadim, lui, cherche à concilier. Il ne voit pas dans ses contradictions une impasse, mais un chantier. Il veut faire dialoguer tradition et modernité, non pas les opposer. De Darou Mouhty à Paris, de l’encre coranique aux recueils de poésie, de l’oralité religieuse aux cours magistraux, Serigne Khadim Syll incarne une génération en mouvement.
Une poétique de la résonance
Sa vie est le récit d’une « fidélité » et d’un « mouvement». Fidélité à une mémoire, une rigueur et une discipline. Ouverture à la lecture, à l’écriture et à la pensée critique. Entre ces deux pôles, il cherche à tracer sa propre ligne. Son itinéraire, encore jeune, dit déjà la force d’une quête.
Avec Par-delà l’ombre épaisse de la nuit, paru en 2025 chez Hello Éditions, Khadim Syll signe un deuxième recueil de poésie qui marque une étape décisive dans son parcours d’écrivain. Si son premier livre, À l’orée d’une aube naissante, portait encore la fraîcheur et l’élan de la jeunesse, ce nouvel ouvrage se distingue par une profondeur accrue, une densité thématique et une maturité stylistique qui imposent la voix de l’auteur dans le champ poétique contemporain. Dès les premières pages, le ton est donné. Khadim s’inscrit dans une filiation assumée avec Baudelaire, Rimbaud et Rilke, convoqués en exergue. Mais loin de se contenter de pasticher ses maîtres, il cherche à faire résonner leur héritage avec ses propres obsessions : l’immortalité du poète, la fragilité de l’homme, le désir, la quête d’absolu, etc. Son poème Nécropole, véritable manifeste d’ouverture, place la poésie au centre de l’existence. Le poète s’y proclame à la fois humain et prophète, mortel et immortel, héritier des Muses et bâtisseur d’une « religion de l’Amour ».
Les thèmes se déploient ensuite dans une grande variété de registres. L’amour, décliné sous ses formes charnelles et mystiques, traverse tout le recueil. Les poèmes oscillent entre sensualité assumée et lyrisme mystique, comme si le corps et l’âme se répondaient dans une même quête. Mais cette intensité n’exclut pas une conscience aiguë de la douleur : l’absence, la perte, le deuil nourrissent des pages bouleversantes où la poésie devient remède et mémoire. La dimension existentielle est omniprésente. Khadim interroge le temps, la mémoire, l’oubli, la condition humaine, etc.
Il cherche, dans les images cosmiques – étoiles, soleils, ombres, abîmes -, un langage pour dire la fragilité et l’espérance. La spiritualité, héritée de sa formation coranique, affleure dans plusieurs textes où l’invocation du divin se mêle à une lucidité presque révoltée devant le mal et l’injustice. Mais le livre est plus que méditatif, il sait aussi se faire critique, en fustigeant une poésie stérile, en interrogeant les dogmes et en revendiquant l’engagement. Le style est marqué par une profusion d’images, un goût du vertige verbal, une richesse lexicale qui témoigne d’une ambition littéraire réelle. On y retrouve des élans baudelairiens, des fulgurances rimbaldiennes et parfois des rythmes proches du slam contemporain. Cette luxuriance peut parfois paraître excessive, mais elle traduit aussi la volonté de ne rien contenir, de tout dire, quitte à bousculer les formes convenues. En effet, Par-delà l’ombre épaisse de la nuit est un livre foisonnant, parfois déroutant, mais toujours habité d’une urgence. Il témoigne d’une voix poétique en pleine affirmation, portée par une double fidélité : celle de la tradition poétique universelle et celle d’une expérience intime, spirituelle et sensorielle. Khadim Syll s’y révèle comme un poète qui ne craint pas l’excès, parce qu’il croit que c’est au bord du débordement que se trouve la vérité du chant – même si, comme tous les poètes, il s’imagine maudit parce qu’il écrit trois vers avant de s’endormir sur ses carnets.
Par Amadou Kébé