Quand on la voit dans sa magnifique posture à la « Princesse de Clèves », sans son appareil photo, rien en elle n’augure a priori qu’elle est photographe. Il faut la voir sur le terrain, se torturant les méninges et le corps pour capturer la vie, pour s’en apercevoir.
Il y a encore quelques années, Sokhna Cissé était sur la piste, concentrée sur le coup de pistolet qui libère le sprint, le cœur battant à cent à l’heure, les yeux rivés sur la ligne d’arrivée. Aujourd’hui, quand elle se rend au stade, c’est avec un appareil photo en bandoulière et une carte mémoire prête à capturer ce qu’elle connaît de l’intérieur. « Je voulais continuer à vivre ces émotions autrement », dit-elle. Elle a troqué ses pointes contre un objectif, mais la passion et l’adrénaline sont restées les mêmes.
Ce glissement du corps vers le regard, Sokhna le raconte comme une évidence. « En tant qu’athlète, je connaissais déjà la tension, la vitesse et la peur de rater son moment. Avec la photo, j’ai retrouvé la même adrénaline », confie la jeune photographe. La révélation a eu lieu un jour de compétition. Elle, qui s’était toujours vue sur la piste, s’est retrouvée derrière l’objectif. Et soudain, tout s’est emboîté. C’était un déclic, comme l’impression d’avoir attrapé au vol quelque chose qu’on ne voit pas, pour le spectateur ordinaire.
Étudiante en licence à Supimax, en audiovisuel, art graphique, numérique et marketing digital, Sokhna Cissé forge désormais sa deuxième vie. La première, celle de l’athlète qui lui a légué des réflexes précieux, la concentration, l’anticipation et surtout l’endurance. La seconde, celle de la photographe, qui lui permet de les réinventer dans un autre langage. Elle se forme, expérimente et affine son regard naturellement. « J’apprends à manier la technique, mais sur le terrain, c’est toujours l’instinct qui domine. Le sport est imprévisible, il oblige à rester en éveil permanent », a-t-elle expliqué.
« Clic et ce fut fait »
Ses photos portent cette marque intime, ce « supplément d’intérieur » qui les distingue. Car Sokhna connaît le langage des corps. La crispation du visage avant un sprint, la détente du bras à la réception d’un saut, l’instant de communion entre un joueur et son public. Elle sait à quel moment la douleur se lit, où la joie éclate, quand la fatigue se trahit. Elle sait, parce qu’elle l’a vécue. « Quand je photographie un sprinteur qui franchit la ligne d’arrivée, je ressens encore dans mon propre corps la brûlure de ces secondes », confesse l’ancienne athlète.
Mais entrer dans la photographie sportive, pour une jeune femme, ne fut pas chose aisée. Dans les couloirs des stades et au bord des terrains, les objectifs sont le plus souvent tenus par des hommes. « Il faut prouver deux fois plus sa légitimité, surtout au début », reconnaît-elle sans détour. On la regarde, parfois avec surprise, souvent avec doute. Elle a appris à ne pas se laisser déstabiliser. Aujourd’hui, elle laisse ses images parler pour elle. Et, avec le temps, ce regard féminin qu’elle revendique s’affirme comme une force. Et d’ajouter : « Je crois que je capte plus facilement les émotions derrière la performance, la sensibilité que le spectateur oublie parfois au profit du résultat ».
Sa trajectoire reste encore en construction, mais déjà, elle dessine ses lignes de force. Freelance, Sokhna multiplie les expériences, allant de compétitions locales d’athlétisme, matchs de football aux rencontres où elle teste ses réflexes face à la vitesse du jeu et aux lumières changeantes des stades. Elle raconte ses petits drames de terrain, comme ce jour où une carte mémoire saturée a failli lui faire manquer le cliché d’une victoire. Depuis, elle part toujours équipée en double, avec la même méticulosité qu’un athlète préparant ses pointes et son maillot.
La jeune photographe dit être fière d’une photo qu’elle a prise, d’un sprinteur franchissant la ligne d’arrivée, avec toute la tension et le soulagement sur son visage. « C’était comme voir mon propre passé d’athlète figé dans une image », raconte-t-elle. Dans cette dynamique d’ancrage de son art, elle a participé au 12e salon des arts visuels de 2025 avec une œuvre magnifique.
Pour elle, la prise de photo est une course, il faut être prête, avoir la bonne position, déclencher au moment exact. La technique est un outil, mais l’instinct reste maître. « C’est comme le départ d’un 100 mètres, si tu pars trop tôt, tu es disqualifiée, trop tard, tu perds la course ». Elle souligne également qu’en photo, on n’a qu’une fraction de seconde pour saisir le geste. Cependant, être une femme dans ce milieu implique d’autres difficultés aussi, constate la célibataire. Ses débuts n’ont pas été simples. Aujourd’hui, elle estime que ses images parlent pour elles-mêmes. « Je capte plus facilement la sensibilité derrière la performance », ajoute-t-elle. Ainsi, elle constate que la représentation des femmes dans le sport progresse, mais reste insuffisante. « J’espère contribuer à ce changement », promet-elle. Elle s’inspire de femmes journalistes et photographes qui ont ouvert la voie et prouvé que la passion et la détermination pouvaient surmonter les obstacles.
À travers son objectif, Sokhna Cissé poursuit un combat silencieux : donner une place plus visible aux femmes, qu’elles soient devant ou derrière la caméra, sur ou hors du terrain. Inspirée par des pionnières du journalisme et de la photographie sportive, elle rêve d’élargir son horizon, collaborer avec des clubs, des médias, mais surtout contribuer à écrire une autre histoire visuelle du sport au Sénégal. Une histoire où les femmes ne sont plus seulement spectatrices, mais actrices et passeuses de mémoire.
Au fond, rien n’a vraiment changé. Sokhna continue à courir après le même objectif, celui de figer l’intensité d’un instant, de transformer l’éphémère en éternité. La piste est devenue un terrain d’images.
Par Amadou KEBE