Présentée à la Galerie nationale d’art du 23 octobre au 18 novembre, l’exposition Fu Yanor (Rencontre, en diola) de l’artiste visuel Landing Diémé, dit Atouka, se déploie comme une méditation sur la complexité humaine. Entre figures masquées et lumières réconciliées, Atouka explore l’âme humaine à la frontière du visible et de l’invisible, interrogeant nos visages multiples et nos quêtes d’espérance. L’exposition s’inscrit dans le cadre de l’ouverture de la saison artistique et culturelle 2025-2026.
La saison artistique et culturelle 2025-2026 s’est ouverte à la Galerie nationale d’art, avec l’exposition Fu Yanor (Ndlr : la rencontre, en langue diola).
Dans ce travail, tout commence par une tension : celle entre le visible et le caché, le vrai et le masque. Les personnages qui peuplent les toiles de Landing Diémé, Atouka de son nom d’artiste, se dressent dans une assemblée muette, parfois éclatante de couleurs, parfois taillée à vif dans une matière sourde. Sculptées au couteau, ces figures semblent émerger d’une gangue de gypse, comme si la toile voulait les délivrer d’un long silence. Calmes. Sereines. Le minéral, matière de la mémoire, s’y fait miroir de l’humain : « Nous rencontrons beaucoup de personnes que nous croyons connaître. En réalité, elles portent des masques », confie l’artiste, avant d’ajouter en wolof : «Ñakk nëbbu, am won la ko (Cacher son jeu dans la misère et montrer son véritable visage quand on devient riche)». Cette parole a la force d’un aphorisme. Elle évoque, par sa lucidité, les pensées de Nietzsche sur la duplicité sociale et le rôle du masque dans la survie morale : « Tout esprit profond avance masqué ». Chez Atouka, ce masque n’est pas un mensonge, mais une condition de l’existence humaine dans un monde inégal. Il est la peau sociale qui protège, parfois jusqu’à l’oubli de soi.
Ombres de banlieue et lumière d’espérance
L’univers de Atouka est né de la banlieue dakaroise, territoire d’urgences et de fraternités. Là où la précarité forge une maturité précoce, où l’enfance se consume trop tôt et la vieillesse n’a pas le temps de venir. « Beaucoup de jeunes n’ont pas eu le temps d’être enfant, ni de vieillir », dit-il. Cette phrase résonne comme un écho tragique à la condition de ceux qui grandissent dans la marge. Elle devient paradoxalement le lieu d’une sagesse, d’une sagacité mêlée de fatalisme. « Je sensibilise le public sur la réalité des populations flottantes. À travers mes œuvres, je m’inspire de mon propre vécu et de témoignages », confie l’artiste plasticien. Mais l’artiste refuse le désespoir. Son exposition réintroduit l’idée de possible. Elle ouvre un espace où les âmes peuvent encore se toucher. L’œuvre «40e jour » occupe une place centrale dans sa présentation. Dédiée aux morts, elle s’adresse paradoxalement aux vivants. Elle évoque la mémoire. Non comme commémoration, mais comme continuité spirituelle. Les visages qui s’y dessinent paraissent s’effacer à mesure qu’ils émergent, suspendus entre disparition et révélation. Ici, Atouka médite sur l’irréversibilité du temps, mais aussi sur la rédemption possible par l’art : Les morts ne sont jamais absents. En cela, il rejoint la pensée de Saint-Augustin pour qui le souvenir est une forme de présence. Fu Yanor devient alors une prière plastique, une liturgie picturale où chaque trait cherche à sauver quelque chose du passé.
Entre ombre et clarté
Dans cette poétique de la rencontre, la lumière et l’ombre cessent d’être des opposés : « leer dellu ci leer, lëdëm dellu ci lëdëm (Que la lumière retourne à la lumière, et l’obscurité à la nuit) », dit l’artiste. C’est là, peut-être, le cœur philosophique de l’exposition : une méditation sur l’unité du monde, sur la réconciliation des contraires. L’artiste dialogue ici avec Héraclite qui estime que « le chemin qui monte et le chemin qui descend sont un et le même ». Les contrastes colorés, les tons bitumeux, les figures hybrides et masquées deviennent des métaphores de cette tension originelle. La beauté se nourrit de la douleur, la vérité du mensonge, la lumière de son ombre. C’est dans cette dialectique que se joue l’humanité retrouvée de Atouka.
Au milieu des toiles, un pigeon se détache, dominant la composition. Symbole de loyauté et de constance, il incarne la fidélité au lieu, au souvenir et à la communauté. « Les pigeons sont des oiseaux très fidèles. Vous les lâchez à des kilomètres, ils reviendront toujours sous leur toit », explique Massamba Mbaye, commissaire de l’exposition. L’image, d’une simplicité désarmante, résume la philosophie de Atouka : la fidélité comme résistance à la dispersion. Cette présence du pigeon, humble et noble à la fois, convoque la symbolique pascalienne du cœur : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Derrière l’ombre et le chaos de la banlieue, demeure une lumière du cœur, un instinct de retour, une loyauté à la vie, malgré tout.
L’exposition culmine dans deux œuvres majeures : « Man may kan ? (Qui suis-je ?) » et «Séentu (Espoir)». Ces toiles, à la fois sobres et vibrantes, renvoient à une interrogation ontologique. Atouka y rejoint Socrate : « Connais-toi toi-même, tu connaîtras les dieux et l’univers ». Ou encore Kant qui, dans sa « Critique de la raison pure », résumait toute la philosophie en trois questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?
Chez Atouka, la réponse est picturale : espérer, c’est rencontré. Se rencontrer soi-même d’abord, pour rencontrer les autres, ensuite. Chez lui, l’art devient une ascèse, un lieu de passage vers la connaissance du divin à travers l’expérience du réel.
Né à Pikine, Landing Diémé est un peintre et cartonnier formé vingt ans durant dans l’atelier du maître Khalifa Gueye. Fort d’une carrière de plus de 25 ans, il a exposé au Sénégal comme à l’international : Biennale de Dakar, Galerie Arte, Salon National des Arts Visuels, Los Angeles, Nancy, … Son œuvre, nourrie de pigments naturels et d’acrylique, conjugue la densité de la matière et la profondeur du message.
Se connaître pour espérer
Pour Massamba Mbaye, Fu Yanor est avant tout un « travail psychologique ». C’est aussi, pourrait-on dire, une prière esthétique : celle d’un homme qui a fait de la peinture un miroir moral, et de la rencontre, une voie de salut. Dans Fu Yanor, Atouka va au-delà de peindre. Il répare aussi. Il recoud les fils de la société fragmentée et redonne un visage à ceux que la précarité anéantit. Son art, d’une puissance à la fois plastique et spirituelle, se situe à la croisée de Levinas et de Senghor : le premier pour qui le visage de l’autre est « lieu de l’infini », le second pour qui «la civilisation de l’universel » passe par la fraternité des arts et des âmes.
À la Galerie nationale d’art, Fu Yanor apparaît, dès lors, comme un manifeste silencieux : celui d’un artiste debout, qui croit encore aux rencontres, aux réconciliations, et à la possibilité d’un monde où, enfin, le noir et la lumière puissent se reconnaître frères. L’exposition est visible jusqu’au 18 novembre 2025.
Adama NDIAYE

