Dans « New African Orleans », on a Alune Wade sous trois grands traits : une voix d’engagement et de dévotion, un doigté particulier et une maitrise de ses humanités et des gammes.
Deux semaines après sa sortie officielle (2 mai), « New African Orleans » fait sensation chez les critiques et les spécialistes. Alune Wade accompagné dans son 6e album de Julia Sarr (chœurs), Cyril Atef et Alif Goffic (batterie), le coltranien Harry Ahonlonsou (sax), Camille Passeri (trompette), Pedrito Martinez (percu), Cedric Duchemann et Kyle Russel (claviers et piano), entre autres. L’auditeur est averti dès l’ouverture, avec le titre « Night Tripper ». Avec ses slaps, Alune Wade réveille et concerne son auditoire, soutenu par un clavier romantique, une joyeuse canonnade de cuivres, ainsi qu’une batterie et un groove de bel entrain. Le ton est donné. Le track 2, « Boogie & Juju », plein de symboles et vivacité, s’est quant à lui vite imposé comme le fanion de l’album.
Classiques rallumés
Cette création originale porte l’esprit de l’album. C’est la jonction du boogie-woogie des afrodescendants et du jùjú nigérian. Toutes deux promues dans les années 1920, ces musiques ont de fortes empreintes, au-delà des notes. Le boogie-woogie est un style de jeu de piano joué au jazz, et issu du blues. Il porte ainsi des marques de l’esclavage, dans une approche de renaissance. Le jùjú est un genre folklorique yoruba (Nigéria), issu des percussions traditionnelles, et dont les rythmes portent leurs propriétés identitaires. C’est une musique traditionnellement jouée dans quasiment tous les évènements communautaires de ce peuple.
Pour « Water No Get Enemy » de Fela Kuti, Alune Wade désosse ce classique du maître de l’afrobeat. Il lui confère un air plus solennel, plus grave, en extirpant ce qui donnait à cet hymne pour l’eau des couleurs de « Mas Que Nada » de Sergio Mendès. Pour les paroles, correspondant à « Ndox » de Cheikh Lô, Fela Kuti disait toute l’importance de l’eau qui nous accompagne au quotidien, au bout de chaque souffle, et la réfère à la puissance du Noir.
A contrario, Alune Wade engraisse « Gris-Gris Gumbo Ya Ya » de Dr John. Dans la version originale, country et très analogique, Dr John (6 fois Grammy Awards), conte l’esprit du Bayou dans la Nouvelle-Orléans où il est natif et évoque toute la charge mystique inhérente à l’imaginaire du Noir. Ce discours apparait aussi dans la reprise de « Voodoo Child », titre mythique de Jimi Hendrix. L’intro de ce tube avec la guitare Fender Stratocaster a bercé des générations de mélomanes sénégalais pour avoir été le générique de l’émission « Diaspora Culture » de Samba Laobé Dieng sur la Rts.
Pour « Watermelon Man », Alune Wade réécrit ce standard qui consacre l’originale ingéniosité de Herbie Hancock. Il y pose une voix de soul-man sur un tantinet de r&b, un groove afrobeat, avec des chœurs qui rendent hommage au légendaire « Soul Makossa » de Manu Dibango. « From Congo To Square » (track 6), création originale, sonne intimiste. En featuring avec la chanteuse Sami, Alune Wade raconte son héritage depuis les ancêtres qui avaient traversé l’Atlantique (récit du documentaire « Tukki »). Il célèbre les fanfares avec la mémoire de son défunt père Colonel Fallou Wade, qui avait dirigé la Musique principale des Forces armées sénégalaises. Ce dernier avait étudié au Conservatoire supérieur de musique (Paris), et avait suivi des études instrumentales, de direction d’orchestre et d’écriture musicale à l’Opéra de Paris.
Un héritage entretenu et sublimé
« À la maison, j’écoutais Beethoven avec mon père au salon. Avec ma maman, c’était Kiné Lam et les autres, mes sœurs animaient avec Patrick Bruel, et mes oncles avec Peter Tosh, Bob Marley, Miles Davis, etc. Du coup, on devient ce qu’on mange comme on devient ce qu’on écoute. Et dans mon cas, je joue ce que j’écoutais », nous confiait Alune Wade, en février 2021, à la veille du concert du trio 368° (Cheik Tidiane Seck, Paco Sery et lui) à Dakar. Alune Wade va présenter l’album, le 23 mai, à l’Institut français de Dakar, puis à St-Louis, le 29 mai, pour le Festival Jazz de Saint-Louis. Une série de conférences va accompagner le documentaire « Tukki », projeté en avant-première le 22 mai, au Cinéma Pathé Dakar.
« New African Orleans » se présente telle une mosaïque. Une fresque jazzy majestueuse où sa basse est une soupape ; un lien qui agrège et conduit les cadences, les mélodies et les énergies. D’ailleurs, dans cet album, Alune Wade montre un jeu bien moins démonstratif. Il apparait plus en lead, en savant maître de chœur. Ce nouvel opus d’Alune Wade est un nectar de jazz, avec des prémisses qui se sentaient dans son précédent, « Sultan » (classé parmi dans le Top 50 de l’année 2022 par DownBeat), notamment dans « Djolof Beats » et « Dalaka ». Aujourd’hui, c’est en hésitant qu’on nomme Alune Wade « le Marcus Miller africain ». À 45 ans, le Sénégalais a réussi sa propre notoriété et son propre nom, et est au sommet de son art.
M. O. KAMARA