Sur les berges souillées du bras de mer de Kaolack, flotte toujours l’aura mystérieuse d’un génie redouté et vénéré : Mbossé Coumba Djiguène. Protectrice invisible, elle inspire crainte et respect, réclamant des offrandes simples mais incontournables. Entre rites transmis par les femmes, récits de miracles et avertissements tragiques, son culte continue de façonner l’identité kaolackoise.
Calebasse en main, Adja Arame Sall, petite-fille spirituelle du génie protecteur, avance lentement dans l’eau sombre. Le clapotis des vagues étouffe les rires des enfants qui s’ébrouent non loin, insouciants. À chaque pas, ses pagnes s’imbibent d’une eau noirâtre, saturée de déchets plastiques. Pourtant, à mesure qu’elle progresse vers la mangrove, le temps semble suspendu. Le geste est ancien, répété depuis des siècles : elle verse quelques gouttes de lait dans le courant, comme on confie un secret.
Aussitôt, le silence se fait. Tous savent que l’offrande vient d’atteindre celle qu’on ne nomme jamais sans crainte : Mbossé Coumba Djiguène, la gardienne invisible de Kaolack. Si Saint-Louis s’attache à Mame Coumba Bang, si Rufisque honore Mame Coumba Lamb et si Yoff célèbre chaque année Mame Ndiaré, Kaolack a sa propre protectrice : Mbossé. Ces figures féminines peuplent les eaux du Sénégal. Les anthropologues expliquent leur rôle comme une personnification des forces naturelles : la mer, les marées, la fécondité, la mort aussi. À Wakh Niominka, à 133 km de Dakar, le contraste est saisissant. Sur une rive, des pirogues colorées, des filets suspendus, des pêcheurs affairés. Sur l’autre, des amas d’ordures entassés, des bouteilles dérivant, des sacs plastiques accrochés aux racines des palétuviers. Odeurs de poisson séché et d’immondices se mélangent dans l’air.
La légende d’une femme devenue génie À première vue, le site ressemble à un dépotoir. Pourtant, pour les habitants, ce bras de mer est tout sauf banal : il est le sanctuaire de Mbossé. La tradition orale raconte que Mbossé fut jadis une femme d’une beauté saisissante, redoutée pour son charme et son caractère. Elle a disparu mystérieusement dans ces eaux, avant de revenir sous forme de génie. Depuis, son esprit incarne la mer et ses caprices. Elle se manifeste parfois en rêve, vêtue de blanc, parfois par des événements inexplicables : articulations bloquées, marée qui avance, disparitions brutales. « Elle m’est apparue dans un songe, me demandant du lait.
Le lendemain, mon enfant, qui était malade depuis des semaines, s’est remis debout comme par miracle », confie Ndongo Dieng, pêcheur à Wakh Niominka. À Kaolack, le culte de Mbossé est une affaire de femmes. « Ce sont elles qui déroulent les rituels, pas les hommes. Mes frères n’en savent rien. Ce savoir se transmet uniquement de mère en fille. J’ai des frères du même père et de la même mère, mais ils ne savent rien de ces pratiques », insiste Adja Arame. Dans cette lignée, la mémoire et les gestes sont jalousement conservés : choix des offrandes, gestes codés, prières secrètes. Contrairement à d’autres génies qui réclament des sacrifices sanglants, Mbossé reste sobre.
Elle exige peu : du lait pur, 7 noix de cola, un pagne ou un pantalon, et 350 FCfa. Pas plus. « Ceux qui demandent des moutons au nom de Mbossé sont animés par autre chose. Ils n’agissent pas pour le compte de Mbossé », tranche Adja Arame. Il est 21 heures, ce 26 août 2025, la lune est haute au-dessus du bras de mer. Une dizaine de femmes se sont rassemblées au bord de l’eau, calebasses en main. Le silence règne, interrompu seulement par le cri des hérons. Adja Arame mène la procession. Elle dépose au sol une natte de rônier, sur laquelle s’alignent les offrandes : lait frais, noix de cola, un pagne immaculé.
Les femmes entonnent un chant bas, presque un murmure, appelant Mbossé. Une d’entre elles s’avance, tremblante. Elle explique qu’elle n’arrive pas à avoir d’enfant. Adja Arame lui tend la calebasse. La femme verse doucement le lait dans l’eau. Les vaguelettes se referment aussitôt, comme si la mer avait bu le liquide. « Mbossé a entendu », murmure Adja Arame. Ces scènes, répétées depuis des générations, ancrent le culte dans le quotidien.
Les rituels ne sont pas seulement des gestes symboliques : ils sont vécus comme un dialogue direct avec l’invisible. Quand la mer se fâche La voix d’Adja Arame se fait plus grave lorsqu’elle évoque les colères du génie. « Si le temps de faire les rites est arrivé et qu’on ne le fait pas, Mbossé se fâche. Elle fait avancer la mer qui détruit des maisons », confie-t-elle. Un jour, un gouverneur fraîchement installé aurait négligé de lui rendre hommage. Après la circoncision de ses enfants, deux d’entre eux se seraient noyés en se baignant. Malgré les plongeurs, les corps restèrent introuvables.
Ce n’est qu’après l’intervention du patriarche Mame Moussé Diané, invoquant Mbossé avec une calebasse, que les enfants réapparurent miraculeusement, l’un sans vie. Sur le quai de Wakh Niominka, les pêcheurs, mains rugueuses et regards fatigués, parlent volontiers de leur protectrice. « Une nuit de tempête, ma pirogue a chaviré. Je me suis retrouvé seul dans l’eau, sans lumière. J’ai prié Mbossé. Soudain, j’ai senti comme une main invisible me pousser vers le rivage. Je suis vivant aujourd’hui grâce à elle », raconte Mamadou Gueye, sexagénaire. « Parfois, on sort en mer et le poisson disparaît. On passe des heures à tirer des filets vides. Alors on fait un rite simple pour Mbossé : un peu de lait, quelques noix de cola. Le lendemain, les filets se remplissent. Ce n’est pas une légende, c’est du vécu », affirme Ablaye Diouf, jeune marin.
Fatou Sarr, mareyeuse, ajoute : « J’ai vu des marins revenir sains et saufs après que leur pirogue a pris feu. Ils disaient que Mbossé avait soufflé les flammes. Moi-même, je la prie quand je pars vendre au marché. Si je l’oublie, je peux passer la journée sans rien vendre. Les récits dépassent Kaolack. Des Sénégalais de la diaspora affirment voir Mbossé en rêve. « Des gens m’appellent de France ou d’Italie pour demander de l’eau bénite de Wakh Niominka. Je leur envoie des bouteilles par avion », confie Adja Arame. Grâce aux réseaux sociaux, le culte s’est même mondialisé. « J’ai reçu des messages d’Américains d’origine sénégalaise me disant que Mbossé leur est apparue en rêve. Elle n’oublie personne », ajoute-t-elle. Pourtant, le site reste livré à la désolation. Les déchets s’accumulent, recouvrant peu à peu le lieu sacré. « J’ai interpellé la mairie. Ils ont envoyé des agents, mais sans moyens. Aujourd’hui, seule ma famille nettoie », regrette Adja Arame.
Le contraste choque : d’un côté, un patrimoine spirituel vivant, de l’autre, une décharge à ciel ouvert. « Kaolack gagnerait à valoriser ce lieu. C’est une part de son identité, de son histoire. Mais personne ne prend ses responsabilités », soupire Mamadou Gueye. Pour les uns, Mbossé est un bouclier, une protectrice. Pour d’autres, elle incarne un poids, un rappel constant des traditions qui survivent. Certains jeunes Kaolackois tournent en dérision le culte, le qualifiant de superstition. D’autres, même sceptiques, avouent un respect instinctif. « On peut douter de tout, sauf de Mbossé », glisse Babou Ngom, étudiant croisé sur le site. Chaque année, des Saltigués du Baol s’y rendent pour se recueillir. « Mbossé protège toutes les personnes originaires de Kaolack, même celles qui vivent loin. En Afrique, en Amérique, en Europe », explique Adja Arame.
Une foi qui traverse les frontières Malgré cet ancrage, le lieu se dégrade. Plastiques, poissons morts, pneus usés recouvrent les racines de la mangrove. « Entretenir ce lieu ne ferait que du bien à toute la ville », insiste Adja Arame, amère. Elle en appelle aux autorités : « Wakh Niominka est devenu un patrimoine. On doit avoir un gardien pour le nettoyer. Aujourd’hui, ce n’est pas beau à voir, alors que c’est un sanctuaire. » Pour Oumar Fall, chapelet à la main, regard fixant l’eau, ces pratiques heurtent la foi musulmane. « L’islam n’a pas besoin de génies ni d’intermédiaires. Tout ce qu’on demande à Mbossé, on peut le demander à Dieu », estime-t-il, sceptique par rapport à ces actions.
Mais il reconnaît : « Je ne peux pas nier que des choses étranges se passent. Des malades qui guérissent, des disparitions inexpliquées… Alors, je conseille simplement d’être prudent », relativise-t-il. À Wakh Niominka, le sacré et l’ordure cohabitent. Entre les filets de pêche et les sacs plastiques, les prières et les détritus, la foi et la négligence. Mbossé Coumba Djiguène, invisible mais omniprésente, continue de régner sur Kaolack. Protectrice pour les uns, menace pour les autres, elle demeure une force que nul n’ose défier. Et pendant que ses fidèles versent du lait dans les eaux du bras de fleuve, une question persiste : Kaolack saura-t-elle préserver son sanctuaire pour de bon ?
Par Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)