La tradition orale est bien plus qu’un simple mode de communication : elle est la colonne vertébrale de la mémoire africaine. Transmise de génération en génération, souvent sans support écrit, elle porte en elle l’histoire, la philosophie, les valeurs, les mythes. Ce legs ancestral est un espace de résistance culturelle, un socle identitaire et un outil de cohésion sociale. Dans cet héritage vivant, certaines voix, dont celle de la chanteuse sénégalaise d’origine Sérère Yandé Codou Séne (1932-2010), ont su se détacher comme des phares dans la nuit de l’oubli.
La cantatrice Yandé Codou Sène, figure emblématique de la culture sérère, est l’une des incarnations les plus vibrantes de l’affirmation de l’identité africaine. Griotte sérère, muse du président Léopold Sédar Senghor, sa voix a résonné comme une prière, une archive sonore, un cri d’identité. À travers elle, c’est tout un pan de la civilisation africaine qui a continué de vivre, de s’affirmer et de résister à l’érosion du temps. Sa voix, en sus d’être un instrument de chair et de souffle, constituait une cathédrale de sons, taillée dans l’écho immémorial des peuples. Elle était, au cœur battant du Sine, la gardienne d’une mémoire infinie, la griotte solaire d’une Afrique encore debout.
Dès sa tendre enfance, elle fut bercée par le chant. De son Sine natal jusqu’à Dakar et ailleurs, sa voix a traversé les époques. « Elle nous a éduqués avec des paroles très sages. À travers ses mots, elle nous transmettait des valeurs qui resteront à jamais indélébiles. Sa mélodie était inégalable. Elle n’écrivait jamais ses chansons ni ne les répétait. Son inspiration venait d’ailleurs. Souvent, elle rêvait ce qu’elle devait chanter », confie son fils El Hadj Mbaye.
« Sa voix accompagnait les cérémonies importantes : mariages, funérailles, initiations, et liait le monde des vivants à celui des ancêtres, dans une cosmogonie propre aux Sérères », explique sa fille Aïda Mbaye, avant d’entonner un chant de louange de la défunte « Teigne Diouf », ancien roi de Diakhao.
Spiritualité et rituels
Née en 1932 à Somb dans le Sine-Saloum, au creux du pays sérère, Yandé Codou n’a pas seulement hérité de la voix de sa mère Amadjiguène Gning. Elle a reçu en legs l’âme d’une civilisation. Elle a été l’élue des dieux et des rois, porteuse de la parole vive, sculptrice de l’invisible. Chacun de ses chants était une incantation, une archéologie de la parole, une prière offerte aux ancêtres et à la postérité.
Cependant, la cantatrice n’était pas qu’un art. Elle était une fonction, une nécessité. Dans la tradition sérère, le griot n’est pas un simple musicien : il est le dépositaire du verbe sacré, l’archiviste des lignées, le pont fragile entre la chair des vivants et l’ombre des morts. La diva aux lunettes sombres, cantatrice de l’ombre et de la lumière, détenait cette science ancienne avec une noblesse souveraine. Elle chantait le monde tel qu’il fut, tel qu’il est, tel qu’il devrait être. Elle faisait danser les mots, les transfigurait, les hissait au rang de rite. Le premier petit-fils de la cantatrice, Pape Diop, élevé par elle, en témoigne avec émotion : « C’est elle qui m’a appris à battre le tama pour l’accompagner dans ses activités. Elle nous a appris à vivre dans la dignité. » Aujourd’hui adulte, Pape vit à Gandiaye, dans une maison que Yandé Codou lui avait achetée. « Elle était une personne de valeurs, très enracinée dans sa culture, digne et courageuse », renchérit-il avec respect et admiration.
Symbolique forte dans la mission de Senghor
Léopold Sédar Senghor voyait en Yandé Codou la voix de ses racines, une illustration parfaite de sa pensée de la négritude : valoriser les cultures africaines comme fondement d’une modernité propre au continent. Lorsque Senghor, l’une des figures emblématiques de la négritude, montait sur le trône républicain, il convoquait la tradition à ses côtés. Et cette tradition avait un visage : celui de Yandé. Elle était devenue sa griotte officielle, son oracle mélodique, sa mémoire vivante. Elle le chantait comme on célèbre un roi, mais aussi comme on élève un frère d’âme. Entre elle et le poète, il n’y avait pas de hiérarchie, seulement la réciprocité sacrée de deux consciences : l’une Politique, l’autre poétique. Seule à pouvoir interrompre ses discours, par sa présence, elle donnait un ancrage culturel authentique à ses idéaux politiques.
Dans ses lèvres tremblait la Négritude. Pas la version académique, figée dans les anthologies, mais celle qui saigne, qui crie, qui exulte dans les sabbats du Sine. Elle chantait Senghor, non pour l’encenser, mais pour l’enraciner. Pour rappeler à l’homme d’État qu’avant l’Élysée et les discours à l’Unesco, il était l’enfant de Joal, de Djilor, fils du sable, du lait et de la pirogue.
Le timbre rauque de la gardienne des traditions, strié de silences et de fulgurances, portait la densité d’un continent. Et lorsqu’en 1995 elle grave « Gaïndé », c’est toute une Afrique qui écoute son propre reflet dans un miroir vocal enfin fidèle. Sa voix, c’était la savane sous la pluie, le cri des ancêtres dans les baobabs, l’appel des tambours dans la nuit des temps.
Mais que représente donc une cantatrice dans une Afrique en quête de renaissance ? Elle est la clef de voûte. Celle qui empêche l’effondrement du sens. Elle n’impose pas : elle transmet. Elle ne s’exhibe pas : elle élève. Par sa voix, elle a bâti des ponts entre générations, elle a fait de la langue un abri, de la mémoire un socle, de la beauté un combat.
Récits historiques
Yandé Codou Sène fut cela. Plus qu’une artiste : une institution orale. Une colonne d’air au service du roc qu’est la culture. Elle a vécu sans jamais céder au clinquant, fidèle à l’austérité sacrée de son art. Et lorsqu’elle s’est éteinte, ce n’est pas une chanteuse qui est partie, c’est une bibliothèque qui s’est couchée dans le sable, les lèvres encore brûlantes d’un dernier cantique.
Yandé Codou était bien plus qu’une chanteuse. Elle incarnait la mémoire vivante de la tradition orale sérère et, plus largement, de l’identité culturelle africaine. Par son chant, elle transmettait les savoirs ancestraux, les récits historiques, les épopées et les valeurs de son peuple, un rôle fondamental dans les sociétés où l’histoire ne s’écrit pas, mais se raconte. En tant que griotte, elle n’était pas simplement une artiste. Elle était aussi une archiviste de la mémoire collective, une médiatrice sociale et une éducatrice culturelle. Son art était enraciné dans une tradition multiséculaire, et sa voix, unique et puissante, faisait vibrer une Afrique fière, spirituelle et enracinée dans ses propres repères.
Passeur d’identité collective
Face à la domination culturelle occidentale, une figure comme Yandé Codou oppose la richesse des esthétiques africaines, en montrant que le raffinement, la profondeur et la beauté existent aussi dans les formes traditionnelles. La diva aux lunettes sombres a significativement influencé la musique sénégalaise, marquant de nombreux artistes, à l’instar de Youssou Ndour, notamment avec son premier album « Gaïndé ». Décédée le 15 juillet 2010 à Gandiaye (région de Kaolack), à l’âge de 78 ans, sa voix puissante et unique ne s’est pourtant pas éteinte. Sa fille aînée, Aïda Mbaye, perpétue aujourd’hui cette précieuse tradition orale.
Par Adama NDIAYE