La tradition orale est la colonne vertébrale de la mémoire africaine. Dans cet héritage vivant, certaines voix ont su se détacher à l’image de celle de Yandé Codou Sène. Dans cette entretien, Dr Massamba Guèye, expert en patrimoine oral, sonde en profondeur la place et l’avenir de la tradition orale africaine, en revenant notamment sur l’héritage incomparable de la diva du Sine.
En tant qu’expert un patrimoine oral, comment définiriez-vous le rôle fondamental de la tradition orale dans les sociétés africaines précoloniales et contemporaines ?
D’abord, il faut préciser que lorsqu’on parle de tradition orale, on ne parle pas d’une situation à un moment précis de l’histoire. Dès qu’on parle de tradition, on parle de l’héritage. Il y a donc à ne pas faire la différence entre les traditions, ce dont nous avons hérité et les pratiques orales. Quand on parle de société orale, il s’agit d’une société qui confie l’essentiel de son patrimoine, son éducation, ses cultes à l’oralité. Et toutes les sociétés parlent. Donc l’importance des traditions orales dans notre société, c’est qu’elles perpétuent le lien avec le passé. Elles nous donnent un sentiment d’appartenance historique et un ancrage réel sur nos terroirs.
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Grâce à ce patrimoine oral, nous savons que nous sommes légitimes sur cette terre que nous occupons qui s’appelle le Sénégal et l’Afrique. Si cette tradition n’existe plus, nous devons continuer et perpétuellement à chercher si réellement cette terre nous appartient et que nous avons une légitimité historique à l’occuper.
Maintenant, ces traditions-là, tiennent nos mariages, nos initiations, tiennent nos pratiques religieuses et tiennent aussi notre organisation et la cohésion sociale. Les noms, on les donne oralement. La prière, on l’a fait oralement. Le mariage, pareil, entre autres. Ce qui est essentiel dans notre vie est fait oralement et c’est cette oralité qui nous tient, que ce soit à la naissance où les noms sont donnés oralement, à la mort. Donc dans tous les espaces de notre vie essentielle, l’oralité est là. C’est ce que l’Afrique avait compris. C’est pourquoi la transmission se faisait de génération en génération. Et Yandé Codou a joué une part importante dans cette transmission.
En quoi la voix de Yandé Codou Sène incarne-t-elle cette mémoire vivante et collective de l’Afrique ?
Yandé Codou Sène, pour l’avoir pratiqué pendant longtemps et pour avoir gardé encore ce lien avec ses enfants et ses petits-enfants, pour qui connait Yandé Codou, qui a travaillé avec elle, qui a étudié aussi sa méthode de travail, la première chose, c’est que c’est la première grande femme qui a chanté avant qu’un président de la République ne prenne la parole. La parole de Yandé de Codou était une parole consacrée.
Elle était consacrée par les communautés et elle était une chef de famille leader dont la parole nourrissait l’héritage historique, mais dont aussi la force de la pratique artistique permettait de nourrir économiquement toute une communauté. Elle est le symbole de ce qu’on appelle la crédibilité familiale parce qu’elle est d’une famille griotte. Mais elle est aussi le symbole d’une intelligence politique de la parole traditionnelle. C’est pourquoi elle a deux aspects. Il y a la Yandé Codou griotte, qui a un rôle social stabilisateur que tout Gandiaye et tous les environs du Sine connaissent. Et il y a la cantatrice de Senghor qui a la légitimité de la parole alors qu’elle n’est pas griotte directe du président. Mais elle est le symbole de la puissance de la pratique traditionnelle devant l’institution étatique.
Et c’est cette grande révolution-là qu’elle a portée qui a fait que Yandé Codou, avec les voix et les cœurs, a transmis à sa fille Aïda, aujourd’hui, les tâches. Et c’est ça la grande force de la cantatrice, c’est d’avoir gardé pour les chans institutionnels, l’aspect traditionnel. Mais pour l’aspect artistique, elle a fait ouvert à beaucoup de collaborations.
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Et à votre avis, que risquons-nous à perdre si la transmission orale traditionnelle venait à se passer dans nos sociétés modernes ?
La grande chance est que l’oralité est revenue aujourd’hui à l’ordre du jour avec les réseaux sociaux. Mais si nous perdons, si nous perdons la chaîne de la transmission, nous risquons un peu ce qui nous est arrivé avec El Hadj Samba Diabaré Samb. Ce dernier est parti, n’ayant pas de fils, le « Xalam » est parti, c’est-à-dire dans la manière dont il le jouait. La personne qui jouait l’instrument joué n’est plus, donc cette forme de chanson va disparaître. Et les récits épiques vont disparaître. Si nous perdons cela, nous perdons notre âme et nous perdons notre mémoire. Et un peuple, sans mémoire, c’est un peuple sans âme. Dans l’avenir, on pourra dire n’importe quoi de notre passé.
Et nos futures générations seront des générations qui n’auront pas une réelle emprise sur leur propre passé. Donc ils seront modifiables et façonnables. Et les autres gens, les autres peuples qui auront plus de force avec les médias vont imposer un état d’esprit et une vision du monde à nos enfants. C’est ça le grand danger.
Justement, comment les nouvelles générations peuvent-elles s’approprier cet héritage sans le trahir, dans un monde dominé par la culture numérique ?
Le numérique est une aubaine comme je l’ai dit dans ma thèse. Je défendais le principe que ce sont des outils espaces. Le numérique, c’est à nous d’y mettre en contenu, comme les jeunes l’utilisent. C’est commencer pour que, à travers les podcasts que nous créons sur « Xam sa déemb xam sa tey », à travers l’intelligence artificielle, que ces outils nous puissent donner un contenu et que ce dernier soit le véritable reflet de notre mémoire. Le deuxième aspect, c’est les écoles de formation. Il faut que les écoles de formation liées à l’art, comme l’Ecole nationale des arts, s’ouvrent à la transmission du patrimoine. C’est des espaces comme les musées, par exemple celui des civilisations noires, ne soient pas des espaces de dépôt, mais qu’il y ait une place de transmission.
Donc je pense que le numérique n’est rien d’autre qu’un contenu. Et si nous ne déposons pas notre mémoire et notre vision, dans les siècles à venir, on fera raconter à l’Afrique ce qu’elle jamais été.
Entretien réalisé par Adama NDIAYE