L’artiste Ndiaga Mbaye avait cette fascinante facilité à voguer entre les registres et à s’adapter aux tendances. Toujours avec génie.
« Je chante le refrain, les choristes répondent une ou deux fois, et les envolées qui suivent sont souvent de l’improvisation, une inspiration spontanée », racontait lui-même Ndiaga Mbaye, en soutenant qu’il lui fallait réécouter pour reprendre ses chansons. Typique des « ndaanaan » qui ont blanchi sous le harnois des « mbappat », « kassak » et autres veillées festives. Ndiaga Mbaye, signale Pr Ibrahima Wane, était « particulièrement à l’aise dans l’art si difficile de l’improvisation ». Il arrivait à placer spontanément un texte inspiré, sur n’importe quel registre musical. C’est ce qui fait qu’avec un égal bonheur, poursuit Pr Wane, il a partagé le micro avec les plus grandes figures de la musique traditionnelle, les têtes d’affiche du mbalax, les pionniers du hip hop, etc. Son message a pu donc toucher plusieurs générations. L’album « Na Niou Mougn », où on trouve le titre éponyme et le sample hip-hop, suffit à vérifier ce talent. Le défunt Cheikh Tidiane Tall, qui a réalisé la musique, raconte l’histoire dans le documentaire « Ndiaga Mbaye, le maître de la parole » (2001). Le musicien demande à Ndiaga de tenter l’expérience de chanter sur du hip hop, car la jeune génération ne le connaît pas comme l’ancienne.
« Quand j’ai fini de sampler et de faire la musique de « Na Niou Mougn », je l’ai appelé pendant qu’il était au salon en train de discuter avec ma fille et des copains. Il a d’abord écouté la musique, m’a demandé de lancer et a chanté d’une traite la chanson que vous entendez », confiait Cheikh Tidiane Tall. Aziz Dieng, dont le studio Midi Music a enregistré l’album, renchérissait en disant que « les gens ne perçoivent pas tout du génie créateur de Ndiaga en écoutant seulement le produit fini ». Pour l’avoir vu improviser la plupart des titres, Aziz Dieng assimile le chanteur à un jazzman. « Il crée et compose de manière spontanée. Il improvise, comme le saxophoniste, soutenu par une section rythmique », étudiait M. Dieng.
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PAPE ARMAND BOYE SUR LE CARACTÈRE VOCAL DU CHANTEUR
« Ndiaga Mbaye allie voix virtuose et voix émotionnelle »
Ingénieur son et producteur, Pape Armand Boye décortique la spécificité vocale de Ndiaga Mbaye.
Un fait rare : Ndiaga Mbaye « allie voix virtuose et voix émotionnelle ». « Beaucoup de chanteurs virtuoses, et ils ne sont pas aussi nombreux, ont du mal à se séparer de leur technicité vocale et ont tendance à démontrer plus qu’ils ne communiquent. Beaucoup de chanteurs avec une voix émotionnelle n’arrivent pas à avoir les niveaux techniques requis pour parfaire une chanson. Or, Ndiaga Mbaye part dans des envolées lyriques très techniques sans jamais lâcher la main de l’émotion que porte sa voix », déchiffre l’ingénieur son et producteur, qui souligne l’utilisation importante de l’énergie groove et d’une mélodie intimement liée au groove par Ndiaga. Sa voix suit un pattern, un rythme invisible, comme un métronome. Pape Armand Boye renvoie au titre « Kaay Fii », où Ndiaga Mbaye suit le mouvement métronome sur un 4/4 sans flancher. Bien technique ! Le lien intime de sa voix au mouvement rythmique accentue la contribution de la mélodie à l’émotion de sa chanson. « Il est solidement ancré dans la chanson traditionnelle. Il ne bouge pas d’un iota de la tradition. Même si certaines de ses mélodies sonnent à la limite ‘’amatrices’’ ou puériles, c’est que sa création poétique et originelle frise le sens du royaume d’enfance de Senghor. Ndiaga est pur et raconte les histoires en toute innocence. Il les porte en messager », explicite l’ingénieur son et producteur, exaltant les « vibrations » vocales de Ndiaga. Il met beaucoup de rythmes dans sa voix, car les instruments traditionnels à cordes ne vont pas forcément vers les mouvements rythmiques. Avec sa formation traditionnelle, il omet des fois que d’autres instruments sont là pour ça et qu’il n’a plus besoin de faire ce boulot à lui tout seul. « On entend les mêmes envolées et les mêmes intonations. Les chansons se ressemblent en terminaison de la voix mais sans jamais lasser. Son rapport au plaisir et à la douleur est impressionnant. Sa voix est certainement celle d’une âme torturée. Mais il ne lâche pas le plaisir de délivrer les messages d’espoir et de bonheur à venir. Exemple : ‘’Soul Ker’’ », décrypte P. A. Boye. Pour ce dernier, la voix de Ndiaga Mbaye est un outil et non une arme de persuasion. Il ne chante pas seulement, il raconte une histoire comme l’aurait fait n’importe quel griot sur la place publique. C’est ainsi que l’idée de parolier lui colle à la peau.
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Pr IBRAHIMA WANE, PROFESSEUR EN LITTéRATURE ORALE AFRICAINE
« Il abordait les réalités de la société par le versant intemporel »
Le professeur titulaire de littérature et civilisations africaines Ibrahima Wane nous entretient ici du caractère singulier de Ndiaga Mbaye. L’enseignant en histoire sociale de la musique et en littérature africaine orale explique l’intemporalité du maître parolier.
En quoi le legs artistique de Ndiaga Mbaye s’inscrit dans l’intemporalité ? L’attention qu’il portait aux comportements et aux activités qui peuplent notre quotidien et le souci de coller aux préoccupations ponctuelles de ses congénères ne l’enchaînaient pas pour autant aux événements et ne le réduisaient pas au statut de chroniqueur. Il abordait les réalités de la société par le versant intemporel. Les titres de chansons comme « Tas yaakaar » (Trahir l’espoir), « Fay bor » (Payer ses dettes), Xaajalo (la discorde)… montrent qu’il traitait de questions qui sont en permanence à l’ordre du jour. Il rappelait à chacun ses devoirs envers les autres sans avoir besoin de mettre le doigt sur des faits circonscrits. Il évitait de se laisser happer par le circonstanciel, préférant s’en inspirer pour tirer des leçons de vie. Ndiaga Mbaye élaborait ainsi, comme le disait son ami philosophe Hamidou Dia, une parole qui échappait aux contingences historiques par lesquelles elle s’exprimait, pour parvenir à l’expression de la condition humaine. Ndiaga Mbaye ne composait pas avec l’obsession d’être uniquement dans l’air du temps.
Il regardait au-delà de l’immédiat. En arrivant au Théâtre national Daniel Sorano, qu’est-ce qui l’a distingué de ses compères, bien qu’il ait été bien plus jeune que la plupart de ses collègues ? En arrivant à Sorano, Ndiaga Mbaye n’a pas cherché à imiter ses aînés Amadou Ndiaye Samb et Samba Diabaré Samb, virtuoses dans l’interprétation de chants épiques et de panégyriques. En reprenant des hymnes royaux comme « Lagiya », « Jangaake » et « Yeddaake », il apportait sa touche à travers une transposition des valeurs incarnées par les héros des siècles passés sur des personnages contemporains. L’évocation des hauts faits des glorieux ancêtres sonnait comme une interpellation de leurs héritiers qu’étaient tous les Sénégalais. Ce qui était appelé péjorativement « chanson laudative » était, avec lui, imprégné d’une forte charge éducative.
Quand Ndiaga Mbaye chantait les guides religieux qui servent de référence à une large partie de son auditoire, il n’insistait pas sur leurs origines et leur naissance. Il convoquait plutôt leur action et surtout leurs écrits. L’on retrouve dans ses couplets des citations de Cheikh Ahmadou Bamba, du célèbre poète mouride Cheikh Moussa Kâ et du marabout et écrivain tidiane Serigne Hady Touré, disciple d’El Hadji Malick Sy. Beaucoup d’artistes vont s’engouffrer dans cette voie ouverte par Ndiaga Mbaye dans les années 1970. Quelles caractéristiques lui valent encore aujourd’hui la réputation incontestée du griot accompli et adulé ? Ndiaga Mbaye était la conjonction de trois profils : le griot, « le taalibe » et le philosophe. Il taquinait l’histoire, maniait les classiques musicaux ouest-africains et improvisait avec une rare aisance. Il mettait ce talent au service de la promotion de valeurs morales et sociales adossées à des références islamiques. Le trait d’union entre les compositions du fin pédagogue qu’il était, c’est l’éloge de la vertu. C’est cette belle conjonction de l’argument et de l’agrément qui permet à ses œuvres de défier le temps.
Propos recueillis par M. O. KAMARA