Quand on parle du Gamou de Médina Baye, on fait forcément référence à Cheikh El Hadji Ibrahima Niass dit Baye Niass. Après des études très poussées en sciences islamiques et en soufisme, il devient un maître incontesté à l’intérieur de l’espace familial, à Léona et à Kossi. En 1929, il se proclame maître de la Fayda et fonde ensuite sa cité religieuse qu’est Médina Baye, en souvenir de Madinatoul Mounawwara, ville d’exil du Prophète Muhammad (Psl).
Né à Taïba Niassène en 1900 ou 1898 (selon la version fournie par Mohamed Ghali, surveillant de «Neegu Baye» ou «Chambre de Baye» à Médina Baye), Cheikh El Hadji Ibrahima Niass dit Baye a grandi sous l’aile protectrice de son père, El Hadji Abdoulaye Niass. Il maîtrise le Coran et acquiert une expertise avérée dans toutes les branches des sciences religieuses sous la direction de son père qui l’initie au wird tidiane (confrérie tidiane) et parfait son éducation. À la mort de son père, en 1922, il enseigne dans les écoles coraniques de ce dernier à Taïba Niassène, Kossi Baye et Kaolack. Son érudition et sa piété lui attirent très vite de nombreux adeptes.
En 1929, il se proclame héritier spirituel de Cheikh Ahmed Tidiane Chérif, fondateur de la confrérie tidiane, et obtint l’allégeance massive de disciples de divers horizons. La même année, il quitte Léona pour fonder Médina Baye, en souvenir à Madinatoul Mounawwara, cité d’exil du Prophète de l’Islam (Psl). Il perpétue les Gamou entamés depuis Léona. Et son premier Gamou à Médina Baye date de 1930. Aujourd’hui, au-delà du Sénégal, le Gamou s’est internationalisé. Chaque année, des milliers de fidèles rallient la cité religieuse. Le directeur des Études de l’Institut islamique El Hadji Abdoulaye Niass, Cheikh Ibrahima Ndiaye, par ailleurs proche de l’actuel Khalife général de Médina Baye, indique que le Cheikh a «démocratisé le savoir, l’apprentissage et la connaissance». «Au-delà de ses enfants, il a enseigné à beaucoup de fils du pays», témoigne-t-il.
Par ses nombreux périples effectués en Afrique, le Cheikh acquit une réputation d’apôtre du panafricanisme. Il s’est aussi rendu hors du continent, notamment en France, en Angleterre, en Belgique, en ndonésie, en Chine, au Pakistan, etc., pour y prêcher. On reproche souvent aux maîtres soufis d’être des personnes qui ne s’occupent pas des affaires de la cité, mais c’est tout le contraire de la vie du Cheikh, faite de voyages et de rencontres avec les géants politiques de ce monde. De La Mecque, où il s’est rendu plusieurs fois, au Nigeria en passant par le Liban, la Chine, la France et Londres, où il a rendu l’âme, le fils d’El Hadji Abdoulaye Niass et Sokhna Astou Dianka était, toute sa vie durant, au rendez-vous du donner et du recevoir. D’après Cheikh Ibrahima Ndiaye, c’est un ancien recteur de l’Université al-Azhar qui lui attribue le titre de «Cheikh Al Islam» (guide de l’Islam) en 1971.
À l’en croire, il fut, par ailleurs, le premier noir africain à présider la prière dans la prestigieuse mosquée d’al-Azhar en Égypte. Le sermon du Cheikh Le grand savant Muhammad Al Ghazali, stupéfait de la teneur de son sermon (Khutba), l’a surnommé «Cheikh Al Islam». Les savants locaux furent fort intéressés par son éloquence. D’ailleurs, deux recteurs de l’Université al-Azhar effectuèrent des visites de courtoisie à Médina Baye, rappelle M. Ndiaye. Sheikh Mouhamadou Abdoul Khalil Mahmadou, en 1974, et Sheikh Jâd Al-Haqq, en 1995, sous le khalifat d’El Hadji Abdoulaye Niass, deuxième Khalife de Médina Baye.
Par ailleurs, il reste convaincu que le Cheikh a posé des jalons importants dans la résolution de la guerre du Biafra, une guerre civile au Nigeria, qui s’est déroulée du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970. Dans la guerre des Six Jours opposant Israël à l’Égypte, la Syrie, l’Irak et la Jordanie, il s’est aussi prononcé sur le conflit entre Israël et Palestine.
À ce propos, d’après le directeur des Études de l’Institut islamique El Hadji Abdoulaye Niass, des Palestiniens avaient trouvé refuge au Sénégal, précisément à Médina Baye, où ils ont séjourné pendant longtemps. «Le fondateur de la cité religieuse les avait accueillis. Certains sont décédés à Médina Baye et y sont enterrés», souligne ce proche de l’actuel Khalife général de la Fayda Tidjaniya. Pour ce conflit, la conviction de Baye Niass était qu’il fallait l’aborder de «façon holistique», car ce différend interpelle toute la Ummah islamique, rapporte notre interlocuteur. D’autant plus, rappelle-t-il, la deuxième mosquée de l’Islam, à savoir Al-Aqsa (Masjid Al-Aqsa), se trouve à Jérusalem, en Palestine, sur le site de l’Esplanade des Mosquées.
Le Cheikh a effectué, en 1937, son premier pèlerinage à La Mecque et y a rencontré l’émir de Kano, grande ville du Nigeria, Abdoulahi Bayero, qui renouvelle son affiliation à la Tidjaniya auprès de lui et l’invite dans son pays. Ainsi naquirent ses premiers contacts avec le Nigeria.
Médiateur
L’année suivante, il effectue sa première visite en terre nigériane. Il y obtint l’adhésion de la majorité des oulémas de la Tidjaniya qui, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, se font les moteurs de l’expansion de son mouvement dans toute l’Afrique de l’Ouest.
À la mort de l’émir Abdoulahi Bayero, en 1953, son fils Mouhamed Sanuss lui succède et renforce ses liens avec le Cheikh. Dans ce pays, il réussit à réconcilier les Haoussas et les Yoroubas, deux communautés qui se regardaient en chiens de faïence. Il est aussi parvenu à rapprocher d’autres communautés à travers le monde, s’inspirant ainsi des recommandations du Coran et des enseignements du Prophète Muhammad (Psl). À l’ouverture de la Conférence internationale sur la paix portant sur : «Contribution de l’Islam à l’avènement d’une paix mondiale durable», en juillet 2015, Cheikh Mouhammad Khoureïch Ibrahima Niass, alors président de l’association Jamhiyatou Ansaarud Dîn (Jad) Sénégal, rappelait le dialogue entre son père et le communiste russe Léonid Brejnev, lorsque ce dernier refusait toute forme d’entente eu égard à leurs idéologies (différentes).
À cet effet, Cheikh Ibrahima Niass lui répondit : «Nous ne sommes pas dans la même religion, nous n’avons pas les mêmes idéologies, mais pour que la paix puisse régner dans cet endroit où nous sommes, il faut nécessairement que nous en fassions un bien commun».
Militant du panafricanisme
Le directeur des Études de l’Institut islamique El Hadji Ibrahima Niass informe que le maître de la Fayda Tidjaniya a beaucoup contribué à la mise en place de l’Organisation de Coopération islamique (Oci). Il fut aussi secrétaire général du Conseil supérieur du Sénégal (Css) qui regroupait plusieurs oulémas, guides religieux, savants, etc., du pays. L’objectif de la structure était de raffermir les liens entre les foyers religieux du pays et de privilégier le dialogue et la concertation sur des questions majeures. Le Css avait posé des jalons importants dans la rédaction du Code de la famille, dit-il.
Au-delà de sa dimension spirituelle, reconnue de toute la communauté musulmane, le Cheikh était presque « un diplomate de carrière ». Il voyageait beaucoup et a rencontré de grandes figures politiques, telles que Gamal Abdel Nasser, ancien président de l’Égypte, le Maréchal Tito de la Yougoslavie, Julius Niéréré, ancien président de la Tanzanie, le panafricaniste Kwamé Nkrumah, avec qui il était très lié, ou encore Mao Zedong. Le Cheikh défendait la cause panafricaine sur les plus grandes tribunes du monde. Ne disait-il pas déjà, dans ses écrits, en 1957, « l’Afrique aux Africains ». Cheikh Ibrahima Niass est rappelé à Dieu au Saint Thomas Hospital de Londres le samedi 26 juillet 1975.
Par Souleymane WANE