Sous sanctions américaines, le procureur adjoint sénégalais de la Cour pénale internationale, Mame Mandiaye Niang, revient dans un entretien exclusif accordé au 20 heures de la RTS sur la mission de la CPI. Le magistrat revient sur le soutien reçu du Sénégal à travers le chef de l’Etat Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko, dénonce l’attitude des États-Unis et d’Israël, et réaffirme l’indépendance des juges de la CPI face aux enquêtes sur l’Afghanistan, la Palestine et l’Ukraine.
M. le Procureur adjoint de la CPI, pouvez-vous revenir sur ces sanctions américaines ?
« D’abord, malgré la dureté de ces sanctions, je tenais vraiment à exprimer toute mon émotion devant toutes ces manifestations de solidarité qui me sont venues de mon pays, à commencer par le chef de l’État, le chef du gouvernement qui, à travers différents communiqués et d’autres messages, m’ont renforcé dans la position que je sais juste, c’est-à-dire la position d’une justice indépendante. Et vraiment, c’est quelque chose qui me va droit au cœur, et je tenais à remercier singulièrement les autorités du pays, mais également ce vaste élan de solidarité que j’ai vu. Il y a des gens que j’avais perdus de vue depuis très longtemps, et, depuis hier, le nombre de messages que je reçois, je ne parviens même pas à y répondre tous. Mais je crois que c’est pour la bonne cause, parce que les États-Unis, c’est vrai, sont un pays très puissant, mais ce que le monde partage, c’est cet idéal de justice qu’on a toujours rendu ici, particulièrement en Afrique. Maintenant que nous nous tournons vers d’autres États, cela ne manque pas de contrarier, mais c’est à cette mesure qu’on peut réellement juger l’engagement réel pour la justice. »
Les États membres dénoncent unanimement cette décision. Mais est-ce que vous partagez l’avis selon lequel elle porte atteinte au fondement de la Cour pénale internationale ?
« Absolument, parce qu’au regard de la stature des États-Unis, qui se sont toujours présentés comme les champions de l’État de droit, cela ne peut que déconcerter. La CPI, vous le savez, a été l’aboutissement d’un long processus qui a commencé depuis le siècle dernier. Les gens ont tenté, à travers les âges, de créer une Cour pénale internationale. Parmi nos devanciers, tout le monde le sait, l’ancien ministre de la Justice et des Affaires étrangères, Maître Doudou Thiam, au niveau de la Commission de droit international, avait beaucoup planché. Maintenant que nous avons cet instrument, ce serait dommage qu’à travers certaines manifestations de contrariété, on puisse remettre en cause un tel outil. »
Mais dites-nous, M. le juge, qu’est-ce qui est vraiment à l’origine de cette décision américaine ?
« En fait, ce qui est à l’origine de la décision des États-Unis, et je crois qu’ils n’en ont même pas fait mystère parce que cela commence à dater, c’était d’abord que, lorsqu’ils se sont retirés de la CPI, ils avaient indiqué que, par rapport à leur souveraineté, ils ne souhaitaient pas que la Cour se mêle de leurs affaires, c’est-à-dire qu’elle puisse juger des Américains. Mais il se trouve que les Américains peuvent être présents dans certains territoires dans lesquels nous avons compétence. Ça a été le cas pour l’Afghanistan, parce que, comme vous le savez, il y a eu beaucoup de soldats américains en Afghanistan, et cela a fait l’objet d’enquêtes. Pour la Palestine aussi, c’est pareil. Quand les États parties ont reconnu la Palestine comme étant membre de la CPI, tout ce qui se passe sur son territoire, y compris par des agents, des militaires ou des politiciens qui ne sont pas membres de la Cour, nous donne quand même compétence.
Maintenant, c’est cette compétence que les États-Unis contestent, pas seulement pour eux-mêmes, mais également pour ce qu’ils appellent leurs amis ou alliés qui ne sont pas membres de la Cour. Donc, au regard de cette différence d’approche, ils ont estimé que toute action d’enquête les visant ou visant leurs alliés est un acte hostile auquel ils doivent répondre en déployant toutes leurs forces, bien entendu, pour nous contraindre à renoncer à ce que nous faisons. »
Vous l’avez dit, les États-Unis et Israël ne reconnaissent pas la Cour pénale internationale. Est-ce que la procédure enclenchée contre Israël pourrait aboutir ?
« Vous savez que, comme je l’ai dit, il n’y a pas que les États-Unis. Ce qui est étrange, c’est que, vous le savez, la Russie n’est pas membre. Mais puisque l’Ukraine nous avait donné compétence, nous avons pu enquêter. Et vous savez sans doute que, depuis un peu plus d’un an maintenant, un mandat d’arrêt a été décerné contre Vladimir Poutine et d’autres Russes, avec les applaudissements des États-Unis. Donc, évoquer maintenant le fait qu’un pays ne soit pas membre, vous voyez bien que le droit pénal ne marche pas comme ça. Le droit pénal est attaché à plusieurs critères, y compris celui de la territorialité. Si vous commettez des infractions dans le territoire de quelqu’un qui reconnaît notre compétence, cette règle permet que nous soyons compétents.
Et puis, de toute façon, nous avons des juges indépendants. S’il y a des contestations, et cela arrive toujours, par rapport à notre compétence, cette question peut être portée devant les juges. Et il peut arriver que les juges décident que nous ne sommes pas compétents. Mais ici, il se trouve qu’il y a déjà eu des décisions qui montrent bien que la Palestine, étant reconnue comme membre de la CPI, ce qui se passe sur son territoire nous donne suffisamment de compétence. »
Par Cheikh Gora DIOP