La question de l’implantation des usines de farine de poisson est une « question très sensible », reconnait Abdoulaye Diouf, Directeur des industries de transformation de la pêche (à l’époque de l’interview, NDLR) au ministère des Pêches et de l’Économie maritime. Concurrence avec les femmes transformatrices, utilité des usines de farine de poisson, impact sur la sécurité alimentaire, M. Diouf plonge et livre ses vérités.
Il y a combien d’usines de farine de poisson au Sénégal ?
Actuellement, nous avons 6 usines de farine de poisson répartis sur l’étendue du territoire sénégalais. Il y en a à Saint-Louis, à Joal, à Cayar, à Dakar… Avec la rareté de la ressource, ces usines fonctionnent au ralenti. À l’origine, ces usines étaient installées pour résorber les déchets qui venaient des industries. On a des usines qui font des filets de poisson, d’autres sont dans la conserve de poisson. Comme ce sont des produits élaborés, il y a forcément des déchets. Il fallait les recycler pour éviter de les jeter dans l’environnement. Je dis souvent que les usines de farine de poisson constituent un mal nécessaire en quelque sorte. Si elles ne sont pas là, les déchets vont générer beaucoup de difficultés. Il fut un temps, il y a 2 à 3 ans, ces usines ne fonctionnaient plus et la conserverie avait d’énormes difficultés pour écouler les déchets. Avec la raréfaction de la ressource, les activistes, les Ong et la population commencent à décrier l’existence de ces usines. Pour les Ong, telles que Greenpeace et autres, les usines sont considérées comme des structures qui sont en compétition avec les bonnes dames qui sont dans la transformation.
Justement, il y a 45 000 femmes transformatrices au niveau national qui ne voient plus les déchets. Sont-elles sacrifiées avec l’existence des usines de farine de poisson ?
Je vais vous raconter une anecdote. Un président de quai salue l’existence de ces usines, puisqu’il dit qu’en cas de d’abondance de poisson, les gens les jetaient à la plage et il était obligé de payer pour non seulement nettoyer la plage mais également pour gérer ces déchets. Avec la présence des usines, il dit que non seulement les produits ne sont plus jetés mais ils génèrent des ressources supplémentaires, parce qu’on peut les vendre. La farine de poisson ne peut pas entrer en concurrence avec le marché local. La marge n’est pas aussi élevée que ça.
C’est-à-dire?
La marge que ces usines peuvent gagner en transformant la sardinelle, le poisson frais, n’est pas aussi élevée. Donc, si elles tentent de concurrencer le marché local, elles ne vont pas s’en sortir.
Les femmes transformatrices rencontrées prédisent la disparition de leur activité. Etes-vous dans le déni ?
La menace est générale, parce que la ressource se fait de plus en plus rare et la règle du marché est que quand l’offre est supérieure à la demande, il n’y a pas de problème. Mais quand la demande est supérieure à l’offre, il y a forcément une concurrence. Mais je me dis que les prix d’achat qu’appliquent les bonnes dames, si les usines de farine le font, je ne pense pas qu’elles vont s’en sortir.
Quel est le temps d’activité de ces usines ?
Actuellement, les usines tournent pendant 3 mois, 4 mois voire 5 mois. C’est en période de froid avec le phénomène d’upwelling et la remontée d’eau froide, riche en micronutriment qui amène ces espèces à migrer du Nord, la Mauritanie, pour venir au Sénégal et aller vers le Sud. Quand la période de chaleur vient, c’est le mouvement contraire. Donc, les usines tournent entre décembre et avril au maximum. Maintenant, au-delà de cette période, les usines qui ont le privilège d’avoir des contrats avec la conserverie, vont continuer à tourner, parce qu’elles produisent des déchets destinés aux usines de farine. Mais, je dois reconnaître que les usines de farine n’emploient pas beaucoup de personnes.
Ces usines constituent-elles une menace pour la pêche et la sécurité alimentaire ?
Il y a une part de vérité étant donné que tout le monde a besoin de la ressource. Il y a des soupçons liés à ces usines qui financeraient des pirogues qui vont leur vendre la totalité de leurs productions exclusivement. Si le fonctionnement normal est respecté, elles ne seront pas une menace à la sécurité alimentaire. Maintenant, si elles ont des subterfuges en finançant des pirogues qui vont penser qu’ils leur sont redevables, là, c’est une vraie menace.
Nous l’avons constaté à Cayar…
Je n’ai pas encore vu ça.
Quel est le volume des exportations ?
Sur les 5 dernières années, ces usines exportent environ 6 000 à 6 500 tonnes. Pour la farine, c’est autour de 6 000 et pour l’huile, les choses tournent entre 1 000 et 1 500 tonnes. En termes d’argent, c’est moins de 3% du volume des exportations de poisson. En exportation des produits de poisson, on tourne autour 250 000 à 260 000 tonnes par an. La valeur commerciale, c’est autour de 3 à 4 milliards par an pour la farine et l’huile de poisson.
Les chercheurs à l’Ird et au Crodt demandent une régulation. Etes-vous d’accord avec eux ?
La régulation existe. Entre 2015 et 2023, on a rejeté 6 demandes d’usine de farine de poisson. La loi portant Code de la pêche en son article 81 dispose que l’autorisation préalable d’installation de toute structure qui voudrait exploiter des ressources halieutiques doit bénéficier de ce document délivré par le Ministre des Pêches. La réglementation n’interdit pas l’installation d’usine de farine mais on joue sur cette autorisation pour interdire. Lors des concertations du 24 octobre 2019, l’une des recommandations était le gel des agréments. Malheureusement, en son temps, les usines agréées récemment étaient déjà en construction. Ainsi, il a été retenu de les régulariser et on arrête. Depuis 2019, il n’y a pas de nouvelles demandes.
Pourquoi l’usine de farine de poisson de Ndam est mise sur pied ?
L’usine de Ndam est dédiée à l’aliment de poisson. D’ailleurs, quand j’ai été installé récemment à la tête de la Ditp, on a eu des malentendus. Puisque le propriétaire, depuis son installation, n’a pas exporté d’aliment de poisson. J’ai l’impression qu’il veut faire autre chose, parce que je lui ai signifié que sa vocation n’est pas de faire de la farine. J’ai donc suspendu son agrément. Par ailleurs, des chercheurs de l’Institut de recherches pour le développement, de l’Université Gaston Berger de Saint Louis, l’Institut universitaire de pêche et d’aquaculture de Dakar sont en train d’étudier les produits de substitution à la farine de poisson. Certains utilisent la farine de sang de bétail, d’autres utilisent la farine d’insecte ou la farine des sous-produits agricoles. Ces chercheurs vont faire les comparaisons du point de la résistance et de la croissance.
Est-ce que vous menez des enquêtes sur l’existence de ce genre de cas ?
Malheureusement, je n’ai pas fait d’enquête mais on peut positionner des étudiants pour mener des enquêtes. Le rôle de la Ditp, ce n’est pas d’aller sur le terrain pour mener des enquêtes socioéconomiques mais les chercheurs peuvent travailler sur ces thématiques. Mais si ces pratiques existent, l’autorité ne va pas hésiter à prendre des sanctions. Pour les mauvaises odeurs, avec la technologie actuelle, si on installe des filtres, on peut les atténuer.
Entretien réalisé par Babacar Gueye DIOP